Pierre Huyghe

Film super 16 mm et vidéo transférés sur Digibeta, couleur, son, édition 4/6 ; 26 minutes.
Acquis avec la participation du Fram Ile-de-France.
© Adagp, Paris 2008

Notice

L’œuvre de Pierre Huyghe se situe dans ce territoire improbable où fiction et réel se contaminent et s’enrichissent mutuellement. Sans jamais induire de morale ou de jugement, l’artiste questionne par des moyens et des modes détournés, métaphoriques et poétiques, un monde qui existe.

Dès 1988, après ses études aux Arts déco, il expose aux côtés d’artistes de son âge, Pierre Bismuth et Xavier Veilhan, entre autres, et introduit une dimension collective à son œuvre, qu’il poursuivra avec Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster ou l’architecte François Roche. Avec ce dernier, il interroge les façons de construire, d’habiter, de vivre les lieux. Très tôt, il dessine ce qui constitue l’essence de son œuvre : la dialectique du réel et de la fiction. Nourrie de films du patrimoine, bandes dessinées, dessins animés, sociologie du réel, cette œuvre nous renvoie, à travers la métaphore des héros et souvent du virtuel, à une histoire partagée qui navigue des expéditions scientifiques aux événements du quotidien, où l’étude sociologique est transfigurée par le récit fictionnel.

Streamside Day en est un moment clé. Réalisé pendant sa résidence à la DIA Foundation de New York, ce film raconte une histoire en train de se faire : la naissance d’une ville, l’avènement d’une communauté. Au bord de l’Hudson, un lotissement en construction est en voie d’achèvement. C’est le point de départ pour créer un événement, une célébration qui pourrait devenir une coutume. Si la base est réelle, Pierre Huyghe est l’arrangeur de cette fête qu’il provoque, telle une hypothèse du futur qui se déroule dans le temps de la journée. L’exposition change alors de format, le fait artistique est ce moment où la réalité est rejointe par la fiction. Si le début du film s’ancre dans une nature idyllique et romantique en référence au monde merveilleux (et américain) de Walt Disney, la suite prend appui sur une famille tout aussi modèle que l’on suit dans son déplacement, géographique et mental, vers le village de Streamside Knolls. Le temps du voyage est celui qui fait se rejoindre le passé (dans les bagages) et ce futur à inventer.

La communauté se constitue volontairement autour d’objectifs communs, d’instants partagés. Les événements de cette étrange journée se succèdent : autant de moments « consacrés » – parade des enfants déguisés, buffet, discours, concert – sont ici révélés comme une abstraction de cette socialisation, comme un objet en soi, celui du mythe américain de la conquête qui dépasse par ailleurs les États-Unis pour violer peu à peu les campagnes occidentales dans un excessif et vain désir de nature. Le discours critique est sous-tendu par cette beauté étrange, créée de toutes pièces, qui renvoie à l’artifice de ce qu’elle révèle. Pierre Huyghe aime « faire avec, inventer avec » et il se réfère souvent à la notion de braconnage développée par Michel de Certeau : « La fiction est un moyen de saisir le réel. » Avec cette œuvre charnière, Pierre Huyghe étend le territoire de l’œuvre d’art en transformant le réel, transfigurant « ce qui n’est pas encore » en « ce qui pourrait être ».

A.F.

C’est pas beau de critiquer ?

Carte blanche au critique d’art qui nous offre un texte personnel, subjectif, amusé, distancié, poétique… critique sur l’œuvre de son choix dans la collection du MAC/VAL. C’est pas beau de critiquer ? Une collection de « commentaires » en partenariat avec l’AICA/Association internationale des Critiques d’Art.

Pierre HUYGUE, Streamside Day, 2003

Quand et comment se fabrique le réel, et qui le fabrique ? Telle est la question que pose souvent Pierre Huyghe. Mais comme tout ce qui touche au réel ne s’atteint jamais directement ni frontalement, cette question, il la pose en se glissant dans des situations à fort coefficient de potentialité. Des situations où quelque chose est en cours d’apparition, où un monde s’invente, avec des communautés et des territoires qui s’organisent. Depuis ses débuts, Pierre Huyghe développe ainsi une figure de l’artiste comme producteur de scénarios pour le réel. S’il y a quelque chose de l’utopie dans ses projets, cette utopie est toujours aux prises avec les conditions réelles d’une production. L’architecture, le cinéma, la durée et l’espace de l’exposition, la partition, la documentation, la collaboration, le droit d’auteur ou la promulgation sont autant de choses qu’il mobilise afin d’intensifier le coefficient de fiction que contient potentiellement une situation donnée. L’usage courant du vocabulaire de l’art désignera ses propositions comme des films ou des vidéos, des installations, des actions, des expositions, etc., mais force est de constater que son travail contraint de repenser cette terminologie et les conceptions qu’elle suppose. En ce sens, la distinction entre fiction et documentaire n’apparaît plus d’une grande utilité devant un film comme Streamside Day.

« Tout lotissement part du jardin. Le jardin est l’élément premier, l’habitation l’élément second », affirmait Adolf Loos en 1920 alors qu’il était architecte en chef de l’Office des lotissements de la municipalité de Vienne. C’est bien ainsi que les choses prennent forme dans Streamside Day. Dans le prologue, qui convoque à la fois l’esthétique du documentaire animalier et Bambi de Walt Disney, un faon quitte une sorte de jardin d’Eden et découvre une zone d’habitation en construction au milieu de la forêt. Entré dans une maison presque achevée, l’animal s’arrête quelques secondes entre deux pièces d’un blanc immaculé : instant magique d’une suspension entre deux mondes, le jardin et l’habitation qui deviennent ici la fiction et le réel dont l’antagonisme disparaît chez Huyghe à l’intérieur de la figure postmoderne du lotissement : le parc. Ce film comme l’exposition « Celebration Park » (2006) peuvent être vues comme les étapes de la préfiguration d’un parc que l’artiste souhaite créer un jour. Après le prologue et l’époque de la migration — une famille déménage vers la nouvelle ville — vient précisément le temps de la célébration — terme qui, dans la culture américaine, depuis le milieu des années 90, désigne aussi une ville bâtie par la compagnie Walt Disney en Floride à proximité de son parc. Pour cette célébration, Pierre Huyghe a utilisé le dispositif de l’exposition qu’il préparait en 2003 à la Dia Art Foundation. Trois semaines avant l’ouverture, le centre d’art a invité un grand nombre de personnes à la première fête de Streamside Knolls, nom de ce nouveau site d’une d’une centaine de maisons rattaché à Fishkill, sur les bords de l’Hudson, à une heure et demi de route de New York. Pour qu’advienne le supplément de réalité qu’il recherche, Huyghe a moins mis en scène une fête pour la filmer qu’il n’a initié un moment de célébration tendu entre la reprise de quelques coutumes actuelles et l’absence de toute institution historique légitimante. Présenté sous le titre de Streamside Day Follies à la Dia Art Foundation, le film était projeté à l’intérieur d’un pavillon qui se formait et se défaisait régulièrement grâce à des panneaux qui, guidés par des rails, pouvaient se déplacer entre la salle principale et les salles adjacentes. Cette folie était une préfiguration, du centre de loisir de Streamside Knolls auquel Pierre Huyghe travaille avec l’architecte François Roche. Elle incarne aussi avec force le dépassement de la séparation entre le dedans et le dehors, le centre et la périphérie, qui traverse l’ensemble de son oeuvre.

Emmanuel Hermange.

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