Œuvres

Affiche de l’exposition

Le « couple » Marina Abramović et Frank Uwe Laysiepen, alias Ulay, se forme en 1976, après une rencontre fulgurante en décembre 1975, alors que Marina Abramović réalise une performance à Amsterdam. Tous deux nés un 30 novembre, ils ont, douze ans durant, une relation symbiotique et une pratique artistique totalement dévouée à la performance. Ils font de leurs corps leur médium, parlant d’eux-mêmes comme d’un « androgyne ». La performance Rest Energy est exécutée à une date charnière marquant la fin des relation works et le début de l’« épuisement de la relation ». De cette action restent vidéo et photographie. « La flèche est dirigée vers le coeur de Marina. De petits microphones sont attachés à chacun de nos coeurs, enregistrant le nombre croissant de battements de coeur. » Le corps des artistes met en tension l’arc, moderne Cupidon, qui frappe sa victime d’une flèche empoisonnée. Ce face-à-face en temps réel est, aux dires de Marina Abramović, une des pièces les plus difficiles à performer. Une seconde d’inattention, et c’est la mort.

L’image immobile, en plan serré, est induite par l’objet de la performance du duo. Celui-ci évoque les difficultés à trouver un équilibre, les tensions inhérentes à cette quête et l’interdépendance du couple. On y retrouve le vocabulaire dichotomique conjugué par Ulay et Abramović tout au long de leur carrière commune, favorisant une image à la fois mentale et sentimentale.

En 1988, le couple scénarise la fin de sa relation : une marche de 2000 kilomètres chacun, pendant 90 jours sur la muraille de Chine, The Lovers : The Great Wall Walk. Marina part de l’est, aux abords de la mer Jaune. Ulay part de l’ouest, du désert de Gobi. Jusqu’à se retrouver, pour « se séparer et se dire adieu ».

J.B.

I’m too sad to tell you

Faisant corps avec son œuvre, la vie de Bas Jan Ader se termine de manière grave et burlesque à la fois : en 1975, il décide de s’embarquer depuis Cape Cod aux États-Unis pour traverser l’Atlantique sur l’un des plus petits voiliers jamais utilisé pour une telle épopée. Presque un an après son départ, on retrouvera ce bateau, vide, proche des côtes irlandaises. Bas Jan Ader, lui, semble s’être évaporé.

Mettant en jeu dans son travail les notions d’accident, de chute et de pesanteur, Bas Jan Ader propose ici une plongée abrupte dans le sentiment, dans la sensation. I’m too sad to tell you montre l’artiste en pleurs, pendant plus de trois minutes en plan fixe.

Muette, en noir et blanc, sans effets, sans montage, la séquence filmée capte la succession des sanglots, les grimaces de la douleur et de l’affliction. La raison de ce débordement lacrymal restant inconnue pour le regardeur, c’est l’action de pleurer, dans son plus simple appareil, qui fait le spectacle en dehors de toute dimension narrative.

Combinant l’épure et l’économie de moyens, l’œuvre génère une pléiade d’ambiguïtés productives et d’incertitudes. Les larmes sont présentes dans toute l’histoire de l’art comme représentation des émotions les plus intenses, que cela soit dans le domaine amoureux ou religieux. Sont-elles ici le fruit d’un moment intense d’émotion pure ou l’artifice factice d’une mise en scène tragi-comique ?

L’indicible est-il représentable ? « Je suis trop triste pour te le dire » affirme le titre de l’œuvre, ne manquant pas de faire écho, en une inversion désinvolte, aux principes de l’art conceptuel affirmant que l’art est langage, déclaration, verbe.

Alors, au final, quand les mots manquent, restent les larmes.

M.G.

The Lovers

Au premier regard, The Lovers évoque une fusion des époques et des styles entre gothique, baroque et ultracontemporain. Étendus, des squelettes s’enlacent en une étreinte physique, sexuelle mais paradoxalement non charnelle, unis symboliquement par un fin réseau de chaînettes dorées. Les ossements reposent sur un socle faisant office à la fois de couche nuptiale et de sépulture, dans la lignée formelle des sculptures de gisants et de tombeaux. Dans cet étrange reliquaire d’amour, les matériaux lisses et précieux se mêlent à des poils ou des cheveux proliférant comme une vilaine moisissure. Croisant le minéral et l’organique, le durable et le corruptible, David Altmejd compose par hybridation une vanité sur le thème de l’éternité des sentiments.

La sculpture Love se développe également en réseau, comme une dentelle en trois dimensions. Les entrelacs fins créent par enchevêtrement une masse à la fois monumentale et légère, aux accents anthropomorphes. Détail discret et érotique, des zones colorées semblent être des points chauds dans ces organismes, des zones de contact très étroit, de pénétration. Évoquant les études anatomiques et scientifiques des systèmes de circulation des flux du corps, l’œuvre matérialise, en une dynamique tourbillonnante, le transfert d’une intense énergie entre deux corps. Les vertiges de l’amour mais aussi des impressions de vie, des palpitations, des mouvements de décomposition et de composition se trouvent, un peu comme par magie, cristallisés au coeur des œuvres labyrinthiques de David Altmejd.

M.G.

Déclaration

Pour sa première exposition personnelle en 1996, Anne Brégeaut présentait gouaches sur papier, ruban brodé, tricot épinglé, pansements percés de trous d’épingle… Toutes portaient de petits récits personnels, potentiellement autobiographiques, dans lesquels l’artiste jouait d’un discours amoureux volontairement naïf. « J’ai mis ma plus belle robe, regarde comme je suis gentille. » Nulle trace de revendication féministe, de dénonciation d’une situation subie, mais plutôt une évocation grinçante et subtile des relations dominé/dominant. Ses œuvres coulent, se fissurent, se froissent. Elles disent un sentiment intime, fragile ou déliquescent, devenu ineffable à force d’être répété.

Déclaration. Des mots impossibles à adresser à l’être désiré, trois lettres d’amour froissées sagement alignées qui rappellent La Punition de Pénélope, une œuvre inspirée par la figure mythologique et épique de la fidélité, où les mots « je t’aime » sont brodés au fil rouge sur un ruban rose enroulé sur luimême, sans fin jusqu’à l’effacement – tels les mots du Chant XVII, reliques rescapées d’une procédure de retrait par découpage de tout ce qui, dans l’Odyssée, n’était qu’exploit de l’homme tant attendu pour ne garder que les menues références à « Pénélope, la plus sage des femmes ». La Dispute, une tasse ou une assiette ébréchée (cassée puis recollée ), raconte les trois temps du drame amoureux : la dispute, la rupture, la réconciliation (toujours fragile). Quand l’artiste recolle les morceaux, elle panse les maux et tente un effacement de la blessure. Les Mots bleus, un couple de mariés, petites figurines en plastique déplacées de la pièce montée puis recouvertes de silicone bleue, ou encore Slow, un chant d’amour épuisé sur disque vinyle dégoulinant, évoquent à leur tour ces maux, ces bleus.

S.A.

La dispute

Pour sa première exposition personnelle en 1996, Anne Brégeaut présentait gouaches sur papier, ruban brodé, tricot épinglé, pansements percés de trous d’épingle… Toutes portaient de petits récits personnels, potentiellement autobiographiques, dans lesquels l’artiste jouait d’un discours amoureux volontairement naïf. « J’ai mis ma plus belle robe, regarde comme je suis gentille. » Nulle trace de revendication féministe, de dénonciation d’une situation subie, mais plutôt une évocation grinçante et subtile des relations dominé/dominant. Ses œuvres coulent, se fissurent, se froissent. Elles disent un sentiment intime, fragile ou déliquescent, devenu ineffable à force d’être répété.

Déclaration. Des mots impossibles à adresser à l’être désiré, trois lettres d’amour froissées sagement alignées qui rappellent La Punition de Pénélope, une œuvre inspirée par la figure mythologique et épique de la fidélité, où les mots « je t’aime » sont brodés au fil rouge sur un ruban rose enroulé sur luimême, sans fin jusqu’à l’effacement – tels les mots du Chant XVII, reliques rescapées d’une procédure de retrait par découpage de tout ce qui, dans l’Odyssée, n’était qu’exploit de l’homme tant attendu pour ne garder que les menues références à « Pénélope, la plus sage des femmes ». La Dispute, une tasse ou une assiette ébréchée (cassée puis recollée ), raconte les trois temps du drame amoureux : la dispute, la rupture, la réconciliation (toujours fragile). Quand l’artiste recolle les morceaux, elle panse les maux et tente un effacement de la blessure. Les Mots bleus, un couple de mariés, petites figurines en plastique déplacées de la pièce montée puis recouvertes de silicone bleue, ou encore Slow, un chant d’amour épuisé sur disque vinyle dégoulinant, évoquent à leur tour ces maux, ces bleus.

S.A.

You Go to My Head

La démarche artistique de Diane Borsato est traversée par l’angoisse de la solitude et la quête de réconfort. Parmi ses interventions performatives, plusieurs prennent la forme de défis et d’épreuves désignant notre besoin fondamental de conjurer l’absence et de combler le manque. Elle a entre autres dormi avec des gâteaux pour se réconforter (Sleeping with Cake, 1999), touché discrètement mille personnes dans la rue (Touching 1000 people, 2000), dansé le tango en pleine rue en uniforme de police (How to Respond to an Emergency, 2006).

Dans la lignée de cette recherche tout imprégnée d’affect, Diane Borsato a réalisé pour « Emporte-moi/Sweep me off my feet » une vidéo troublante d’émotion, qui met en scène un couple s’efforçant de chanter tour à tour le célèbre standard romantique You Go to My Head, chacun puisant son souffle auprès de son partenaire. Complices dans l’action, les amoureux se déclarent mutuellement l’ivresse de leur amour par leur interprétation respective. La demande est éprouvante pour celui qui, tout en décrivant par les mots de J. Fred Coots et Haven Gillespie les bouleversements intérieurs accompagnant le sentiment amoureux, peine physiquement à contrôler sa voix et à maintenir le rythme de la chanson. Le support de l’autre – son apport en oxygène – lui est essentiel mais, en même temps, participe à son essoufflement, à son affaiblissement, et menace malgré lui sa perte. L’abandon de soi, l’attention à l’autre et à sa vulnérabilité, si précieux à toute relation et pourtant si difficiles à accueillir, sont abordés sans artifice et avec une grande sensibilité dans cette œuvre qui rappelle ce que l’amour comporte comme risques.

N. de B.

Transpiration : Portrait olfactif

Depuis la fin des années 1970, usant d’une grande diversité de médiums ( la performance, la sculpture, l’installation, la vidéo ), Jana Sterbak questionne notre condition humaine. Ses objets et dispositifs sont énigmatiques, pseudofonctionnels et métaphoriques. Le choix de matériaux émotionnellement et symboliquement chargés, inertes ( métaux et minéraux ) ou au contraire périssables et/ou instables ( feu, glace, électricité, pain, viande… ), installe l’humain au coeur d’une double approche, biologique et culturelle.

Avec Transpiration : Portrait olfactif, le propos est extrêmement resserré : un flacon en verre massif, dont la forme irrégulière évoque un organe, une tumeur, un galet ou un coquillage, renferme une reconstitution chimique de la sueur de son partenaire. L’esthétique n’a rien de clinique, le matériau évoque l’alchimie : tout renvoie au bizarre, au baroque, au cabinet de curiosités, à un univers antérieur à l’aseptisation généralisée.

« Portrait olfactif » : on le sait, la sueur fonctionne comme la « signature » chimique d’un individu ; pour les autres animaux, elle est un moyen de communication essentiel. S’il renfermait une sueur authentique, l’objet serait l’équivalent « subtil » des boucles de cheveux ou des photographies que l’on conserve comme des reliques. Un remède contre la séparation, à respirer pour raviver l’excitation, le souvenir de l’intimité, de la proximité sensuelle. Et le portrait retrouverait sa fonction primitive, quasi magique, de contrecarrer la dégradation des corps ou simplement l’oubli.

Mais ce liquide synthétique n’exprime l’essence de l’amant qu’appliqué sur une autre peau. Au-delà de la représentation, il s’agit alors d’envoûtement, de rituel, de prise de possession.
i. b

Honeymoon CASRDQ (big B)

« Honeymoons », un titre kitsch pour un projet artistique loin du condensé romantique stéréotypé et communément associé à la lune de miel. Le projet d’Ève K. Tremblay et de Michel de Broin rend compte des situations, voire des phénomènes provoqués par la rencontre de deux univers singuliers. Des images mystérieuses parfois complexes constituent à ce jour une série de vingt-six œuvres qui s’ouvre avec Vertigo : un couple debout sur un briselames en béton au bord d’une mer déchaînée, la femme semblant retenir son amant d’un appel du vide. Les « vertiges de l’amour » attireraient-ils fatalement vers un abîme ? Si le titre fait référence au film d’Hitchcock, la posture des corps et le choix du lieu manifestent dès la première image la présence forte de signes symboliques. « Honeymoons » détermine une géographie de l’amour en forme de road movie rythmé et séquencé : Smoke, Big B, Pipe, Light, Hug, Moon, Safe… sont mises en scène dans un cimetière, une déchetterie, une forêt, des intérieurs délabrés, des chambres d’hôtel, des lieux interdits, des vues partielles de bidonvilles. Ce sont aussi des jeux, des courses, des empoignades, d’étranges rencontres, d’étranges étreintes. Loin de l’enchantement et du merveilleux, l’affect se multiplie en forme de suspension, de doute, d’errance, de déséquilibre, de drame.

« Mise en œuvre d’un équilibre chaque fois retrouvé à travers un arsenal de signes », le travail de collaboration révèle la fascination mutuelle des artistes. Ils explorent à travers ce voyage concerté leur univers plastique : le cadrage cinématographique des images aux couleurs denses, la présence sculpturale du corps comme matière et masse dans l’espace. Si le jeu leur est commun, autant Ève K. Tremblay que Michel de Broin s’intéressent à la dimension ontologique de l’art, à la façon dont celui-ci questionne la nature de l’être.

F. G.

Requiem

k r buxey s’attache à réenvisager les questions du féminisme, qu’elles soient politiques, économiques, philosophiques ou sociales, et plus précisément s’agissant de la domination masculine et de la société patriarcale afférente, de la représentation (réification ?) de la femme à travers les médias. Elle aborde la violence latente des situations inhérentes à la pornographie, pointant la complexité du système de fabrication des images et du fantasme (Such A Feeling’s Coming Over Me, 2001 ; Buck, 2000 ; Mind Your Head, 2000). Elle décline aussi la question des stéréotypes sexuels racistes (Negrophilia–A ROMANCE, 2001). En 1999, elle réalise Legion, vidéo dévoilant l’extase de fans aux concerts de Tom Jones. Troublants rapports symptomatiques entre le désir et la représentation.

La vidéo Requiem dévoile le visage de l’artiste réagir au cunnilingus de son ami, hors cadre, au son du célèbre morceau éponyme de Gabriel Fauré, échappant en tout point à la pornographie. Une forme d’hommage et de contrepoint féminin au film Blow Job (1964) d’Andy Warhol. Le ralenti, également utilisé, nous emmène dans une suite de poses qui renvoient à l’histoire de l’art des représentations féminines, et particulièrement au visage extatique de la Sainte Thérèse de Bernin, dont Jacques Lacan dit d’ailleurs lors d’un de ses séminaires qu’on « [ comprend ] tout de suite qu’elle jouit ». Fauré, quant à lui, s’exprima en ces termes : « C’est ainsi que je sens la mort : comme une délivrance heureuse, une aspiration au bonheur d’au-delà, plutôt que comme un passage douloureux… Mon Requiem a été composé pour rien… pour le plaisir si j’ose dire… »

Reposant sur une nouvelle synchronie parallèle, l’image et le son de ces deux Requiem s’achèvent sur un ultime mouvement in paradisum.

J.B.

And if I don’t meet you no more in this world/Then I’ll, I’ll meet you in the next one/And don’t be late, don’t be late

Les dispositifs de Cerith Wyn Evans, que le médium soit du texte, un miroir ou des photographies, fonctionnent comme des catalyseurs, des réservoirs de signification. L’artiste travaille sur la perception, la transmission, le codage. Le texte, littéraire ou philosophique, fait partie de ses matériaux privilégiés. Mis en forme et en lumière, le langage acquiert une dimension plastique. Les Fireworks sont des structures en bois matérialisant les phrases qui se consument à un moment donné. Les Chandeliers émettent en morse des citations d’auteurs (John Cage, madame de Lafayette, Judith Butler, Pierre Klossowski…) que l’on peut lire ou écouter ailleurs, dans des endroits discrets.

En citant Voodoo Child (Slight Return) (1968) de Jimi Hendrix, Wyn Evans crée avec And if I don’t meet you un objet polysémique. Cette chanson culte ressortit de façon posthume en 1970, comme single, et devint n° 1 des ventes au Royaume-Uni. Elle est réputée pour son interprétation envoûtante et la richesse de ses effets sonores : saturation du son, utilisation d’une pédale, son panoramique. Le sentiment amoureux, leitmotiv de la chanson populaire, est ici porté à son paroxysme : un amour si absolu qu’il efface la mort et élève ses protagonistes au-dessus de la condition humaine.

Pour cette pièce, l’artiste invente le « néon en négatif » : les lettres ne sont pas lumineuses mais recouvertes de peinture noire sur leur face visible, les mots apparaissant par contraste optique sur le halo blanc que l’arrière du néon envoie sur le mur. En citant Hendrix sans le nommer, Wyn Evans tisse des liens entre une idole des années 1960, la littérature (Roméo et Juliette), la mythologie (Orphée et Eurydice), retrouvant la figure du cycle et l’idée d’un réengendrement perpétuel de la pensée, si fréquents dans son œuvre.

A.B.

Siège biplace

Dès sa sortie de l’École des beaux-arts de Nantes, Christelle Familiari réalise des vidéos (La Tailleuse de pipe, 1995), des performances (Déshabillez-moi, 1996 ; Demande de suçons, 1999) et des conférences qui bousculent les carcans sociaux liés à la représentation du sexe et du désir (dans le cadre du café nomade Hiatus en 1998). Dans le même temps, elle dessine un surprenant portrait frontal de l’ennui et de la solitude (J’me tourne les pouces, 1995). Elle organise également dans son propre appartement une série d’expositions, où l’un des enjeux est de réévaluer la notion d’intime. Le corps (social, politique, sexuel) est l’« objet » nodal de ses recherches, l’artiste exécute des pièces qui nécessitent la pratique du tricot, avec sa gestuelle chargée – « Le tricot, c’est ce qui cache et révèle », selon Pierre Giquel. Souvenir de ses vacances d’enfant en Calabre, où elle voit des femmes coudre et broder leur trousseau à longueur de journées, Christelle Familiari s’interroge sur la soumission du corps (féminin).

Au crochet, elle fabrique de nombreux vêtements : slip à masturbation homme ou femme, slip à pénétration ou soutien-gorge dans lequel on peut glisser les mains, bras pour danser le slow ou cagoule pour amoureux. Puis elle commercialise ces objets en incluant un protocole : l’acquéreur accepte d’envoyer une ou plusieurs images, photos ou vidéos, de ces objets en situation et autorise leur publication. Ces objets l’amènent ensuite à fabriquer des sculptures anthropomorphes, tels un portique invitant le spectateur-acteur à pénétrer dans une prothèse « vaginale » en élastique crocheté ou ce siège biplace, « espace de négociations » où l’on peut s’installer à deux, entre le confessionnal et la « causeuse » dissimulatrice.

J.B.

Kids on a Tomb

Kevin Francis Gray immortalise dans la résine, le bronze ou le marbre la fragilité d’adolescents tourmentés. À une conception minimaliste de la sculpture importée des États-Unis en Angleterre par Anthony Caro au début des années 1960, il oppose une approche traditionnelle, des schémas iconographiques issus du classicisme qu’il contamine d’une décadence appartenant autant à la Babylone de Pyrame et Thisbé qu’à l’époque contemporaine. En prenant la photographie pour point de départ de la réalisation de ses sculptures, l’artiste dresse le portrait d’un type de société au travers d’individus qui eux-mêmes tentent de se fabriquer une image. Dans une fusion d’esthétiques au réalisme ambigu, il emprunte à une représentation académique les proportions canoniques et conjugue à l’emploi de matériaux nobles une focalisation extrême sur les composantes essentielles de la sculpture – les socles sont souvent aussi importants que les corps qu’ils supportent.

Dans Kids on a Tomb, l’utilisation de drapés cite la sculpture baroque, pour laquelle ceux-ci signifient autant que l’expression d’un visage ou le geste d’une main. Servant au xviie siècle à séparer deux réalités, terrestre et céleste, le motif du linceul éloigne ici le couple de la banalité du monde. « Outsiders » pour toujours, les deux gisants ainsi piégés entre l’enfance et l’âge adulte acquièrent la jeunesse éternelle.

Alors que la statuaire grecque portait à son paroxysme la perfection de la représentation, considérant la beauté du corps comme une forme d’exorcisme du chaos, Kevin Francis Gray fait de cette fascination adolescente pour le sentimental et le macabre un monument nappé d’une surface lisse et miroitante. Avatars contemporains de Roméo et Juliette, les deux enfants deviennent les figurines grandeur nature d’une tragédie pop.

L.H.

Love Drug (PEA)

Titulaire d’un doctorat en biologie obtenu au début des années 1990, Carsten Höller s’intéresse à la communication olfactive des insectes et à l’écologie de l’évolution, avant de choisir d’être artiste, sans jamais refermer la porte du laboratoire. Largement influencé dans ses travaux par les théories du biologiste britannique Richard Dawkins, pour qui tout organisme vivant est programmé par ses gènes, Carsten Höller est révélé au public dans les années 1990 par ses « pièges » pour enfants : on y voit l’artiste distribuer des bonbons empoisonnés (Jenny Happy), réaliser une balançoire au bord du vide (Dur dur d’être un bébé) ou disposer des sucreries près d’un câble électrique branché (220 volts)… En 1999, c’est la création d’œuvres « moins narratives », suite à la réalisation de son « laboratoire du doute » et des machines à confusion. Carsten Höller ne cesse de tester les comportements et les réactions des spectateurs.

C’est dans ce contexte de négociation permanente avec l’autre et de déterminisme chimique qu’il réalise d’abord la PEA Love Room (1993), pièce destinée aux plaisirs amoureux sous l’influence de la phényléthylamine (PEA), les corps des protagonistes étant en suspension, harnachés à des baudriers. Plus tard, sa variante, la Love Drug (PEA) prend la forme d’une fiole pleine de la substance en question. De quoi mettre en doute les termes du romantisme. La phényléthylamine, autrement connue sous le nom de « drogue de l’amour », est une des substances produites par le cerveau des personnes amoureuses. Lorsqu’elle est inhalée, une douce sensation accroît notre sympathie envers autrui, un tremplin idéal pour expérimenter d’autres relations au monde. L’altération des sens comme prescription pour la découverte de l’alter ego.

J.B.

Casanova

Pierre (Commoy) et Gilles (Blanchard) se rencontrent en 1976 et débutent leur carrière en même temps que leur relation. Ils réalisent des photographies retouchées à la peinture (le premier photographie, le second peint), donc « uniques », sur des thèmes tels que la religion, la culture pop et l’univers gay, à travers lesquels ils synthétisent nos angoisses face à la mort, l’amour, le sexe et la foi. Portraits d’artistes et de people (de Lio à Marylin Manson, en passant par François Pinault ou Catherine Deneuve), pochettes de disques (Étienne Daho) ou cartons d’invitation à des défilés de mode, chaque image résulte d’une mise en scène méticuleuse et réfléchie, abordant de biais la question du portrait. Leur univers iconographique témoigne d’une approche syncrétique qui mélange les cultures (musique, histoire de l’art, cinéma, mythologie, l’orient et l’occident…).

Les portraits ici réunis dévoilent quatre duos. Le Totem, un des nombreux autoportraits-doubles qui ponctuent les différentes périodes de la vie commune des artistes (Perversion, 1977 ; Les Cosmonautes, 1991 ; Les Mariés, 1992 ; Les Deux Marins, 1995), montre le couple « enlacé » à un totem phallique. Le deuxième double portrait, Lunettes noires, évoque à la fois le couple star générique et sans doute la quinzième figure éponyme des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes. Autre double, Le Mystère de l’amour réunit deux icônes de la culture pop/gay underground, Marc Almond et Marie-France. Dernier double, pourtant esseulé, Casanova, personnage historique vénitien, symbole de la séduction, fait face à son alter ego, Narcisse, dans un décor kitsch baroque ad hoc.

J.B.

Unbroken Heart

Fiona Banner s’intéresse au corps des mots et aux limites du langage par l’écriture. Ses premiers travaux prennent la forme de wordscapes (« paysages (d )écrits » ?) et de captures d’écran de film toujours transcrits en mots.

En 2007, avec Bones, elle se penche sur la qualité physique de la ponctuation, en agrandissant et en apportant la troisième dimension à ces signes qui ordonnent le discours. Pour ce faire, elle utilise le néon, prêtant une attention toute particulière à la cohérence entre les matériaux employés, le sens qu’elle veut donner aux choses et la forme que l’ensemble prend. Les néons ont pour elle une application essentiellement commerciale et font partie intégrante de la nature urbaine. Fiona Banner privilégie dans cette série des morceaux de néons cassés, abandonnés, qu’elle recompose à sa guise, dans des formes abstraites, annihilant le sens de ces signes devenus les symboles d’un prélangage. Dans Unbroken Heart, elle réarrange ainsi deux coeurs multicolores alimentés par leur « pompe », renversant la froideur conceptuelle du néon par la proposition intime et romantique.

Pour Mirror, Fiona Banner organise dans son atelier plusieurs séances de pose destinées à la réalisation d’un « portrait ». Revisitant l’ancestral genre du nu féminin, elle compose à l’écrit une description de son modèle, l’actrice Samantha Morton, puis propose à celle-ci de lire en public le texte qui lui est encore inconnu, à la Whitechapel Gallery à Londres. L’actrice réalise, au cours de la lecture, qu’elle tire son propre portrait : une mise à nu sensible et émouvante. Une vidéo réalisée par le cinéaste David Reeve fait office de film-constat de la performance, une déclaration d’amour décalée.

J.B.