Gaëlle Choisne par Thomas Conchou et Caroline Honorien

" En investissant et en métissant mythes, légendes, cultures créoles et sous-cultures, le travail de Gaëlle Choisne pose en question : qu’est-ce que connaitre ?
Le mélange et la contrefaçon pêle-mêle du vernaculaire, du populaire, du scientifique et de l’intime tiennent bien d’un acte de réappropriation, d’une prise de pouvoir qui révèle et met à distance les systèmes par lesquels les connaissances et les êtres sont caractérisés. L’artiste bâtit par déplacements et contamination une taxinomie perverse qui se joue de l’obsession occidentale pour l’archivage et la classification des choses. _ Cette ambition qui vient réclamer et prendre pour soi l’héritage des histoires coloniales, les effets du capitalisme sur le vivant mais aussi les folklores, l’exotisme mercantile, les survivances impérialistes et les productions industrielles en tout genre (biens culturels, commodités) dessine en négatif la question du corps comme espace de résistance et de soumission à ces phénomènes.
Souvent suggéré plus que présent, le corps s’immisce dans le travail de Gaëlle Choisne, semble-t-il, par tous les côtés.
La porosité des matières, leurs surfaces traitées, travaillées, la permissivité qui s’exprime dans les œuvres, c’est bien celle de la corporéité qui s’infiltre par les objets ou les images. L’accrochage, toujours brut, parfois violent rappelle la fragilité des corps face aux phénomènes culturels et sociaux qui les balaient.
Enfin, c’est le regard du spectateur que l’installation oriente et révèle qui vient activer ces dispositifs en lui rappelant incessamment son choix, sa position, son pouvoir et sa culpabilité".
Thomas Conchou

Thomas Conchou est curateur, co-fondateur du collectif curatorial Le Syndicat Magnifique et coordinateur général pour Societies.


"Chaque itération de « Temple of Love » met au centre de son propos la relation. À cet égard, le remploi de Textus (2018), œuvre du premier « Temple of Love » dans « Temple of Love – Atopos » renseigne sur les enjeux de relations que l’artiste pense et cherche à instaurer depuis et dans l’espace d’exposition. Textus est une installation de tissus, un assemblage de tissus élastiques aux coloris beige et rose vif tendus et cousus chaotiquement.
À chaque présentation, l’artiste glisse des livres critiques dans l’œuvre. On peut donc voir dans Textus une invitation à la lecture commune et à la constitution d’une assemblée de lecteurs. Les qualités plastiques de l’œuvre évoquent le corps et la peau. Cette dimension confère à l’assemblée une dimension organique et tactile.
Comme la table de massage dont le coussin est recouvert d’une carte de réflexologie qui cartographie les organes du corps humain, Textus est ce que la théoricienne féministe bell hooks aurait qualifié de « site de guérison » par contact.
Entre contact et étude, Textus évoquera sans doute à quelques-uns The Undercommons (les « souscommuns ») de Fred Moten et Sefano Harney. En considérant la « proximité monstrueuse » qui régnait historiquement dans les entreponts du commerce triangulaire, les auteurs repensent le contact et le toucher à partir de la violence exercée sur les corps des captifs. Ils soulignent le potentiel transformateur du toucher qu’ils appellent « hapticalité » (hapticality) – ou amour !
L’hapticalité c’est le toucher des sous-communs, l’intériorité du sentiment, l’intuition que ce qui est à venir est déjà là. Hapticalité, la capacité à toucher à travers les autres, la capacité des autres à toucher à travers toi, la capacité à toucher les autres qui te touchent, ce toucher de læ transporté*e (1) […]

Gaëlle Choisne est une artiste qui met la relation au centre de son art. Elle montre comment les spectres de l’histoire coloniale (dés)organisent notre monde et conditionnent les liens intimes et politiques que nous formons avec les humains, les objets ou l’environnement. La matière discursive de son travail est soutenue par des gestes affectifs et expérimentaux qui permettent le renversement des hiérarchies de savoir et des pratiques artistiques. Elle examine la dimension poétique et politique de l’amour pour mieux interroger ce qui accomplit et libère les sujets. Contre la stase et la passivité, Gaëlle Choisne célèbre le mouvement libre et le contact avec l’autre, la manipulation des objets. C’est une œuvre qui esquisse pour les spectateurs et les artistes qu’elle accueille une grammaire poétique et esthétique nouvelle de la relation et de la liberté en mouvement à laquelle ils peuvent s’essayer".
Caroline Honorien

Extrait du catalogue de l’exposition « À mains nues ».
Caroline Honorien est historienne de l’art, critique et éditrice indépendante. Membre du collectif curatorial de Keur, lieu de diffusion de travail artistique, elle fait également partie du comité éditorial du magazine The Funambulist.

(1) Traduction collective. Stefano Harney et Fred Moten, Les Sous-Communs, planification fugitive et étude noire, Brook, Paris, à paraître en février 2022.