Première exposition monographique de Matthieu Laurette dans un musée en France, celle-ci est l’occasion de revenir sur le travail d’un artiste qui a exposé à plusieurs reprises dans les espaces de l’institution dans le cadre de projets collectifs (1). Cinq œuvres de sa série I AM AN ARTIST sont également présentes au sein de la collection du musée. Retraçant une trentaine d’années de production artistique, « Matthieu Laurette : Une rétrospective dérivée (1993 – 2023) » rassemble un ensemble de pièces de typologies diverses (installations, vidéos, Apparitions, interventions, sculptures, photographies, contrats, œuvres sur papier…) tout en élaborant plusieurs « dérives », autrement dit des manières de déjouer et détourner l’exercice codifié de l’exposition à caractère rétrospectif ; abordant la rétrospective elle-même comme un produit dérivé.
Le 16 mars 1993, TF1 diffuse à midi son émission quotidienne « Tournez manège ! » qui permet à des hommes et des femmes de se rencontrer sans – initialement – se voir. Parmi les candidats : Matthieu Laurette, 22 ans, étudiant à l’école des Beaux-arts de Grenoble. Évelyne Leclerc, présentatrice, lui demande ce qu’il souhaite faire plus tard. Matthieu Laurette répond d’abord « artiste » et précisera, à la suite d’une autre question, « multimédia ». En 1993, ce terme n’est pas encore associé au champ lexical de l’informatique mais désigne les artistes travaillant plusieurs mediums. L’émission ayant été enregistrée avant sa diffusion, Matthieu Laurette a le temps de confectionner des cartons d’invitations et de les envoyer pour donner rendez-vous à des connaissances ainsi qu’à des personnes du monde de l’art français (qu’il ne connaît pas encore), le 16 mars, à midi, sur TF1. C’est sa première exposition personnelle. Matthieu Laurette fait alors œuvre de son passage à la télévision et de sa déclaration. Environ 6 millions de spectatrices et spectateurs assistent à cette première Apparition.
C’est le début d’une pratique conceptuelle qui cherchera, dans les années qui suivront, à penser l’exposition comme médium et les espaces de définition de l’art, les modes d’énonciation qui permettent de se dire artiste (entre reconnaissance par les autres et auto-proclamation), et à rendre les frontières entre mondes de l’art (de la représentation) et monde réel (de l’action) plus poreuses. Matthieu Laurette est alors déjà profondément marqué par la pensée de Guy Debord telle que développée dans La Société du Spectacle (1967). Il fera même de cet ouvrage le matériau de plusieurs œuvres. Refusant le terme de performance, il qualifiera plus tard sa pratique de Critique Institutionnelle IRL, rajoutant au nom de ce mode opératoire artistique dont les prémices sont identifiées dès la fin des années 1960 (Critique Institutionnelle) l’acronyme de l’expression « In Real Life », employée à l’origine par diverses communautés en ligne pour désigner le « monde réel » (par opposition au monde virtuel et à la fiction).
Pour rendre possible cette Critique Institutionnelle IRL, Matthieu Laurette met en place un ensemble de modes d’actions et stratégies : infiltration, appropriation, détournement, neutralisation. Il emploie tous les canaux de circulation de l’information visuelle (imprimé, télévisuel, internet, réseaux sociaux…), développant une esthétique qui se nourrit de la publicité et de la presse (comme le fait le Pop Art), pervertissant la froideur clinique et administrative associée à l’art conceptuel. Dans les années 90, il produit un corpus d’œuvres autour des Produits Remboursés : il s’agit de retourner les opérations marketings (« Premier achat remboursé » ; « satisfaits ou remboursés » ; etc…) visant à la vente de produits de consommation en grande surface contre elles-mêmes, afin de vivre « remboursé » ou, autrement dit, gratuitement. Matthieu Laurette, sur la base de ce geste, fera le buzz (comme on dira plus tard) : il passe à la télévision, fait la couverture de magazines, publie un site internet, et part en tournée dans plusieurs villes de France avec son camion-vitrine et ses conférences « Comment manger remboursé ? » pour initier les publics à ce véritable mode de vie. A partir des Produits remboursés, son œuvre, à la fois dans ses modes de communication et son contenu, devient intrinsèquement politique.
Le travail de Matthieu Laurette se cristallise donc autour de trois problématiques : la circulation de l’image, de l’art et de l’argent. Très rapidement, il sera invité à participer à des expositions en France et à l’étranger, dans des lieux hautement reconnus tels que le Guggenheim à New York (1998) ; l’ICA à Londres (1999) ou encore lors d’évènements majeurs comme la 49e Biennale de Venise en 2001 (dont le commissaire est alors Harald Szeemann). Il sera, en 2003, lauréat du prix de la Fondation Ricard. Ce moment de reconnaissance institutionnelle (et commerciale) l’amène à développer des œuvres qui font de la condition même de l’artiste (aussi bien géopolitique qu’économique) leur contenu : Citizenship Project (1996 – en cours) ; THINGS (Purchased with funds provided by) (2010 – en cours) et DEMANDS & SUPPLIES (2012 – en cours).
Pour revenir sur ces trente années de production artistique, « Matthieu Laurette : une rétrospective dérivée (1993 – 2023) » a été pensée non pas comme un récit chronologique linéaire mais, comme son titre l’indique, une dérive, dans toute sa polysémie. Celle-ci est à la fois spatiale et temporelle : dans les hauteurs de l’espace de la rétrospective, des affichages publicitaires suspendues contiennent des images d’expositions de Matthieu Laurette, à la fois photos souvenirs et archives de la pratique de l’artiste, elles servent de point d’ancrage à la rétrospective, cherchant à resituer les contextes dans lesquels l’artiste a opéré et auxquels ses œuvres sont intimement liées. Aussi, quatre œuvres précédemment montrées au MAC VAL seront installées exactement à leur emplacement d’origine. Ces « remakes » seront parfois sources de conflits avec la scénographie de l’exposition précédente (conservée pour la rétrospective) voire entre différentes œuvres. Ils sont aussi l’occasion d’inviter d’autres artistes au sein de l’exposition, voisin.es passé.es des œuvres de Matthieu Laurette dans d’autres lieux. En cela, la rétrospective n’est pas seulement conçue comme une rétrospective d’œuvres mais une rétrospective d’expositions (où les gestes de mises en rapport d’œuvres de commissaires de projets ayant inclus Matthieu Laurette sont rejoués, à des degrés différents).
En 1999, invité par Christian Bernard à exposer au MAMCO à Genève pour un projet monographique, Matthieu Laurette investit des vitrines pour montrer un ensemble d’impressions sur papier A4, installées sur présentoirs. Chaque feuille A4 représente une œuvre de l’artiste « disponible à la vente ». Déjà une forme de rétrospective, Matthieu Laurette continuera à concevoir des œuvres qui fonctionnent comme des indexes de son corpus d’œuvres, qui pensent la « disponibilité » de ses pièces, leur circulation, leur absence ainsi que leur reproduction ou transformation. L’exemple le plus récent est la pièce MATTHIEU : Une rétrospective dérivée, 1993 – 2015, une collaboration entre Matthieu Laurette et le studio de design graphique Syndicat (Sasha Léopold et François Havegeer), présentée dans l’exposition. D’autres gestes de la rétrospective dérivée, des nouvelles productions, fonctionneront également comme des rétrospectives condensées, des pièces qui contiendront, conceptuellement, tout le travail de Matthieu Laurette, pensées comme des poupées russes. Une autre (une pièce sonore), soulignera l’absence de certaines œuvres, les « pièces manquantes » de l’exposition. Enfin DRINKS BY : The Beer, Wine and Other Alcohol Art Archive (1999 – en cours), une œuvre de Matthieu Laurette sous forme de collection et exposition indépendante sera montrée dans l’espace du Salon du musée.
En parallèle et complément de l’exposition « Matthieu Laurette : Une rétrospective dérivée (1993 – 2023) », le MAC VAL publie Matthieu Laurette : Une monographie dérivée (1993 – 2023), édition bilingue de 336 pages dont le graphisme a été confié à Syndicat. Celle-ci contient un ensemble d’archives majeur documentant le travail de Matthieu Laurette, accompagné des textes de Julien Blanpied, Inès Champey, Dorothée Dupuis, Alex Farquharson, Cédric Fauq, Nicolas Surlapierre et de multiples invité.es. L’exposition sera également le lieu de plusieurs moments de rencontres, ateliers, discussion et expérimentations à la direction de différents publics pour faire perdurer les dérives.
(1) : “Situation(s) [48°47’34’’ N / 2°23’14’’ E]” (2012) ; “Chercher le garçon” (2015) et “Lignes de vies – une exposition de légendes” (2019). Le commissaire de ces trois expositions étant Frank Lamy