Projet réalisé dans le cadre d’une résidence au MAC/VAL.
Notice
« Entre relation de pouvoir et stratégie de lutte, il y a appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel. » Michel Foucault
Suite à sa résidence au MAC/VAL en 2008, Michel de Broin présente, dans le « Parcours #3 » des collections quatre œuvres créées à cette occasion, réunies au sein d’un projet intitulé « Énergie réciproque ». Par le biais de la sculpture, de l’installation mais aussi de la vidéo et de la performance, Michel de Broin interroge, depuis le milieu des années 1990, le contrôle de l’espace symbolique et social, la construction de la réalité par la maîtrise du langage et les formes de résistance que l’exercice de ce pouvoir engendre. À travers des systèmes qui mettent en jeu des forces qui s’attirent ou se repoussent, il révèle la circulation et le fonctionnement des rapports de pouvoir comme une relation entre plusieurs partenaires, moins comme une opposition que comme une provocation permanente, un ensemble d’actions qui s’induisent et se répondent les unes aux autres.
En 1997, l’œuvre manifeste intitulée L’Opacité du corps dans la transparence des circuits consiste en une expérience physique qui souligne, à travers la conduction électrique des liquides et leur pouvoir de résistance, le défi de l’individualité face aux flux dominants. De la démonstration mécanique ou physique à la fabrication de fictions, cette machinerie complexe se matérialise lorsque l’artiste donne forme à la symbolique du retournement de l’ordre établi. Ce retournement s’accompagne alors d’un mouvement cyclique, d’un éternel retour du même qui s’éloigne de l’idée de progrès. Le mouvement cyclique du serpent se mordant la queue devient avec « Énergie réciproque » une démonstration ironique d’entropie renversée. Ironique parce qu’il mime de fausses vérités, de fausses solutions, répondant à l’exploitation de l’individu (qui le sépare de ce qu’il produit) par son assujettissement physique à la machine. À l’origine de ce projet, un constat simple : utilisant de plus en plus l’automobile, l’homme contemporain fait moins d’exercice et stocke de la graisse inutilement. Pendant que l’automobiliste engraisse, il dépense de l’énergie fossile non renouvelable. Afin de remédier à cette situation absurde, l’artiste propose une réponse tout aussi absurde : récupérer la graisse accumulée et la transformer en biocarburant. Dans un argumentaire qui prolonge cette logique inadmissible, l’artiste tente de persuader l’entrepreneur éventuel : « Pourquoi ne pas coupler l’homme à la machine en résolvant ainsi le problème de l’obésité et celui de la crise de l’énergie tout en offrant une alternative écologique ? Ainsi l’automobile pourrait puiser l’énergie dont elle a besoin pour fonctionner à même l’automobiliste. Cette rencontre permet à l’homme et à la machine un échange intime et réciproque inédit. »
Dans un souci d’efficacité, l’idée de Michel de Broin est de rapprocher la clinique de liposuccion de la station-service distributrice de carburant. L’artiste invente ainsi un système clos sur lui-même, producteur d’énergie. Les deux corps (l’homme et la voiture) sont placés dans un rapport de forces qui repose sur un équilibre précaire et une relation de dépendance. Espace de projection, la maquette Station modélise cette idée et accentue encore la dimension utopique et surréaliste du projet. Du dedans au dehors, du plein au vide, Michel de Broin décloisonne et opère des déplacements de sens à l’intérieur même de l’exposition. À travers tout un réseau de tuyaux et de fils conducteurs, la métaphore file, d’un orifice à l’autre, d’une œuvre à l’autre pour proposer différentes traductions du principe de retournement. Ainsi, les quatre œuvres d’« Énergie réciproque » occupent différents espaces sensibles et temporalités.
La vidéo Transestérification apporte un contrepoint narratif au projet. « La transestérification est un processus chimique par lequel le gras humain est transformé en Diesel. La réaction chimique est obtenue par l’adduction d’alcool (CH4O) et de soude caustique (NaOH). » La vidéo montre une voiture circulant sur un parking déserté, dans une ronde de nuit inquiétante. L’intérieur du véhicule est éclairé au néon et saturé de fumée, comme si la combustion se faisait dans la voiture. Le dispositif produit une lumière blanche éblouissante qui fait disparaître le conducteur. La sculpture Interpénétration profonde s’offre dans l’immédiateté de la démonstration. L’œuvre consiste en une installation hydraulique qui se nourrit à même un réfrigérateur, la pompe qui fait le froid étant détournée de sa fonction et servant dans cette installation à produire le vide. Un système de valves et de boyaux permet de relier deux cubes de Plexiglas placés vis-à-vis l’un de l’autre. Entre les cubes, une membrane de caoutchouc est aspirée d’un côté avant de se retourner comme un gant dans un mouvement libidinal. Déviation de l’activité et de l’énergie, dans cette œuvre, le circuit comme force organisatrice et structurante sort de l’espace d’exposition pour coloniser d’autres espaces : pendant que l’installation vampirise le réfrigérateur, celui-ci viole l’ascétisme de l’architecture prenant en otage un poteau…
Enfin, un panneau publicitaire lumineux est vidé de son contenu, comme par un procédé de succion (Sans titre). Telle une seconde peau, la pellicule de plastique thermoformé épouse la forme des néons dans un monochrome couleur chair. Outil promotionnel déconnecté, le symbole de la culture commerciale devient tableau, un corps mis à nu qui fait la promotion du vide. À travers ces astucieux déplacements, l’artiste pose la question de la valeur symbolique du musée, interroge la quête de pureté et d’autonomie de la peinture moderne. Il intègre ainsi à sa réflexion sur les systèmes de représentation imposés aux individus ceux produits par l’histoire de l’art. Ultime extension et échappée du musée, l’espace public permet à Michel de Broin de faire apparaître d’autres conventions, d’autres systèmes à parasiter. Avec l’estampe réalisée pour l’édition 2008 du Festival de l’Oh ! 3, il projette de déprivatiser des piscines individuelles en les relocalisant dans les rues de Vitry-sur- Seine. Une mise en commun (fictive) qui peut devenir gênante…
L.H.
C’est pas beau de critiquer ?
Carte blanche au critique d’art qui nous offre un texte personnel, subjectif, amusé, distancié, poétique… critique sur l’œuvre de son choix dans la collection du MAC/VAL.. C’est pas beau de critiquer ? Une collection de « commentaires » en partenariat avec l’AICA/Association Internationale des Critiques d’Art.
Michel DE BROIN, Énergie réciproque, 2008
La voiture tourne, sans arrêt. Entre modélisation et
mauvais film, la scène se répète sur ce parking désert. Le
conducteur a disparu, dissous par la fumée qui a envahi
l’habitacle. La ritournelle visuelle de Transestérification
(2008) se transforme progressivement en mantra sordide,
et la façon que certains ont de tuer le temps un dimanche
en « zonant » sur une aire de stationnement désertée fait
désormais froid dans le dos. Comme le plus souvent
chez cet artiste canadien, ses propositions mettent en
scène des boucles courtes et des machines célibataires,
un comique de situation qui, à force de répétition, finit
dans une obsession sombre. Interpénétration profonde (2008)
possède ces qualités. Dans un doux ballet in vitro, une
membrane de caoutchouc démontre le principe des
vases communicants en passant de part et d’autre d’une
séparation. Aspiré, expulsé, retourné comme un gant, le
long étui exerce son mouvement pulsatile avec une grâce
désuète et un peu pathétique. Cette dépressurisation
priapique et démonstrative doit son souffle vital à un
frigo dont la pompe a été dépouillée de son action
réfrigérante pour n’être plus qu’un simple respirateur.
Une question d’alimentation qui nous renvoie à la vidéo
Transestérification (2008). Derrière ce titre obscur, se cache
le principe technique pour transformer de la graisse
humaine en carburant bio. Dans un scénario digne de
Brazil de Terry Gilliam, on peut dans l’absolu obtenir un
« anthropo-diesel » en séparant le gras de l’eau puis en
l’ajoutant après traitement de l’alcool et la soude. Simple
comme bonjour, la voiture a tout bonnement métabolisé
son conducteur, miam ! Le principe fait froid dans le dos.
D’autant que Michel de Broin ne fait qu’instrumentaliser
une réalité, celle du grossissement de la population des
pays industrialisés, de leur usage de la liposuccion, le
tout aromatisé par la crise pétrolière. La solution était
sous notre nez. Extrapolée par l’artiste, elle devient
station de pompage et station à essence en une seule
maquette. Pas très politiquement correct tout cela, mais
cet artiste a l’habitude. Lorsqu’il bricole son vélo (Keep
on smoking), c’est pour que celui-ci se mette à produire
un panache blanchâtre, matérialisation de son énergie
déployée partant en fumée. Dans Shared Propulsion Car,
le covoiturage devenait une punition collective visant à
faire se déplacer la carcasse d’une Buick en milieu urbain.
De telles alternatives à la crise pétrolière ont un goût
amer. L’éco-amitié dont fait preuve Michel de Broin n’est
résolument pas orthodoxe mais sent le cannibalisme à
plein nez, loin d’une morale verte bienveillante. S’il n’a
pas l’âme d’un militant, c’est que cet artiste aime plutôt
parasiter et générer du potentiel. Il convient de rester sur
ses gardes.
Bénédicte Ramade