Feutre rouge, verre, plomb, photographie ; 200 x 640 x 0,7 cm.
© Adagp, Paris 2008
© photo droits réservés.
Notice
En 1979, Gina Pane décide de clore le cycle de ses « Actions ». Un nouveau vocabulaire plastique et corporel se met alors en place, réutilisant des images et des objets mis en scène antérieurement. Le terme « Action » est remplacé par celui de « Partition ».
Dans un second temps, la référence aux actions se fera plus ténue, et l’artiste s’inspirera fortement de l’iconographie chrétienne. Partant des peintures religieuses de maîtres anciens, elle revisite en particulier le thème du martyre. La figure du martyr est le lieu par lequel s’opère le passage du corps en action au corps représenté.
Dans Le Martyre de saint Sébastien d’après une posture d’une peinture de Memling, partition pour un corps, Gina Pane extrait du retable du XVe siècle trois éléments bien distincts : l’arc, le manteau rouge tombé aux pieds de saint Sébastien, et le corps même du saint, « transpercé par la flèche et déjà transporté par la grâce ».
L’effet de profondeur recherché par Memling est remplacé par la tension qui naît de la coexistence de ces trois éléments : métal, feutre et verre. Comme dans les constats d’actions, Gina Pane cherche l’instant idéal, la combinaison permettant de communiquer des sensations, et donc un sens. Le corps charnel est remplacé par le verre. Sa transparence donne à voir l’invisible, c’est-à-dire ici le fragment de photographie qui représente la blessure.
Le feutre rouge évoque certes l’habit, mais surtout « le velouté de la peau, le corps offrant » qui prend alors la forme de la croix.
Enfin, l’élément de cuivre représente une goutte de sang : c’est la chair et l’énergie en perpétuelle métamorphose.
On retrouve dans d’autres œuvres cette utilisation du verre, du métal et du feutre coloré. Par cette abstraction de l’image de Memling, Gina Pane construit un vocabulaire minimal et efficace, qui fonctionne par évocation, suggestion, et se réfère à l’art de Malévitch et au suprématisme.
La question du sacré et du religieux chez Gina Pane a une portée universelle. Loin de toute vision eschatologique, il s’agit pour l’artiste de redonner sa place au corps. Ce qui l’intéresse dans l’image du martyr, c’est cette fonction de don de soi. De la même manière que dans les actions faites en public, le corps est ici le point de rencontre, le lieu d’échange possible avec l’autre.
G.B.
C’est pas beau de critiquer ?
Carte blanche au critique d’art qui nous offre un texte personnel, subjectif, amusé, distancié, poétique… critique sur l’œuvre de son choix dans la collection du MAC/VAL. C’est pas beau de critiquer ? Une collection de « commentaires » en partenariat avec l’AICA / Association Internationale des Critiques d’Art.
Gina PANE, Le Martyre de saint Sébastien d’après une posture d’une peinture de Memling, partition pour un corps, 1984
En 1984, Gina Pane a mis fin depuis quelques années déjà au cycle des blessures, consubstantiel à sa pratique de l’art corporel. La lecture de la « Légende dorée » (récit hagiographique de la vie des saints et des martyrs, écrit par Jacques de Voragine au XIIIe siècle) ainsi qu’une réflexion sur l’iconographie mystique et religieuse transmise principalement par les œuvres de La Renaissance, l’ont conduite à interroger l’évocation du corps concret et à construire des œuvres murales qui interrogent les transformations de la matière. Ces œuvres, vont prendre en charge sur un mode minimal la posture des corps et la charge symbolique des objets dans les œuvres qui la sollicitent de Uccello à Memling, de Fra Angelico à Masaccio. Dans cet exercice, où les matériaux développent des significations binaires : le froid et le chaud, le transparent et l’opaque, le verticale et l’oblique, les formes ne convoquent que quelques signes nécessaires. Pour la leçon d’économie, cette façon de procéder se rapproche singulièrement du vocabulaire minimum utilisé par Malevitch pour manifester la conquête d’une configuration géométrique du monde.
Le Martyre de saint Sébastien d’après une posture d’une peinture de Memling, partition pour un corps, est à lire en écho au tableau peint par Memling. La croix de feutre rouge représente la casaque dont on a dépouillé Sébastien et qui, dans le tableau de référence, gît aux pieds de l’homme dénudé. La découpe tranchante d’un verre traduit la posture du corps du martyr ainsi que les points de tension offerts par un bras relevé, des flancs et des cuisses traversés de flèches. Sur cette surface transparente qui éclaire l’espace comme un trait de lumière, se trouve fixée la photographie d’une blessure que se fit l’artiste à l’époque de l’art corporel. L’arc en plomb, un peu plus loin, conserve l’empreinte de la main de Gina Pane dans le geste de tirer. Dans ce jeu, mettant en relation l’histoire personnelle de l’artiste et l’histoire de l’art, on constate que Gina Pane, dans un mouvement d’identification, se projette dans différents corps. La photographie de la blessure la rapproche de Sébastien, alors que l’arc lui fait jouer le rôle de l’archer. Comme s’il y avait là un échange symbolique entre deux attitudes face à la mort, révélant chez Gina Pane un désir de partage, mais aussi un besoin de résistance à toute lecture dogmatique du vécu affectif des actes de croyance.
En traduisant les corps dans la charge symbolique du feutre, du verre et du plomb Gina Pane s’emploie, pour parler de la blessure, à pénétrer le plus caché comme on démembre un corps. Dans les formes épurées évoquant tout juste une posture, il semble que le corps joue sa mise à nu dans l’entrecroisement de ce qui le rythme : le souffle, la tension musculaire, les battements du sang. De sorte que le vide, qui sépare les éléments de la composition, qui les maintient sur le mur dans une relation magnétique, nous incite à penser les formes en terme de « présences ». Des présences, certes délivrées de leurs apparences familières, mais néanmoins habitées par des souvenirs dotés d’une réelle violence charnelle. Une croix de feutre, une découpe de verre, un arc de plomb suffisent, ici, pour épeler les signes de la chair : sa jouissance et sa douleur.
Anne Tronche