I’m too sad to tell you

Faisant corps avec son œuvre, la vie de Bas Jan Ader se termine de manière grave et burlesque à la fois : en 1975, il décide de s’embarquer depuis Cape Cod aux États-Unis pour traverser l’Atlantique sur l’un des plus petits voiliers jamais utilisé pour une telle épopée. Presque un an après son départ, on retrouvera ce bateau, vide, proche des côtes irlandaises. Bas Jan Ader, lui, semble s’être évaporé.

Mettant en jeu dans son travail les notions d’accident, de chute et de pesanteur, Bas Jan Ader propose ici une plongée abrupte dans le sentiment, dans la sensation. I’m too sad to tell you montre l’artiste en pleurs, pendant plus de trois minutes en plan fixe.

Muette, en noir et blanc, sans effets, sans montage, la séquence filmée capte la succession des sanglots, les grimaces de la douleur et de l’affliction. La raison de ce débordement lacrymal restant inconnue pour le regardeur, c’est l’action de pleurer, dans son plus simple appareil, qui fait le spectacle en dehors de toute dimension narrative.

Combinant l’épure et l’économie de moyens, l’œuvre génère une pléiade d’ambiguïtés productives et d’incertitudes. Les larmes sont présentes dans toute l’histoire de l’art comme représentation des émotions les plus intenses, que cela soit dans le domaine amoureux ou religieux. Sont-elles ici le fruit d’un moment intense d’émotion pure ou l’artifice factice d’une mise en scène tragi-comique ?

L’indicible est-il représentable ? « Je suis trop triste pour te le dire » affirme le titre de l’œuvre, ne manquant pas de faire écho, en une inversion désinvolte, aux principes de l’art conceptuel affirmant que l’art est langage, déclaration, verbe.

Alors, au final, quand les mots manquent, restent les larmes.

M.G.

Bas Jan Ader

1971
Film 16 mm noir et blanc transféré sur support numérique, silencieux, 3’21’’.
Avec l’aimable autorisation du Bas Jan Ader Estate et de Patrick Painter Editions.