Ara Güler

Tirage argentique noir et blanc, non numéroté. 34 X 50 cm.

Notice

Sarkis et Ara Güler

Né à Istanbul en 1938, Sarkis s’installe à Paris en 1964. Lauréat du prix de Peinture de la Biennale de Paris en 1967, il réalise dès 1968 des objets et des installations avec des cornières métalliques, des rouleaux de goudron, de l’eau, des résistances électriques et des sons captés en direct. En 1969, il participe à la célèbre exposition « Quand les attitudes deviennent forme », à Berne, sous le commissariat d’Harald Szeemann. Par la suite, il est de la plupart des grandes manifestations artistiques internationales. À travers un parcours aussi intense qu’original, Sarkis élabore une oeuvre fondée sur une archéologie personnelle, sorte de récit mythique et autobiographique, dont le déplacement, la mémoire, la disparition mais aussi le retour constituent le coeur.

Dans les années 1970, le projet Blackout (1974), évoquant l’obscurité, le couvre-feu, le refuge devant la menace, donnera naissance au Kriegsschatz (1976), « trésor de guerre » dont les variations constituent un réinvestissement symbolique d’objets singuliers que Sarkis désigne momentanément comme partie prenante de son trésor personnel. Tant dans la mise en oeuvre de ses installations que de ses expositions, il ne cesse d’explorer l’idée de l’interprétation. Les objets entrent en conversation, créant des liens dans le temps et l’espace. Énorme silhouette noire, un cargo avance, comme hanté par le mystère… De biais par rapport au mur, il se montre et il cache à la fois. Sur des panneaux de bois vissés semblables à des tôles d’acier, il est peint à la peinture industrielle pour bateaux et, dans la fente qu’il ménage par rapport au mur, entre une petite maquette de chalutier. Les ampoules électriques, chaudes et fragiles, suspendues, comme soufflées par un vent violent, viennent réveiller le « trésor », dont chaque lettre est inscrite à la peinture rouge sur chaque ampoule.

Le Bateau Kriegsschatz est né de quatre interprétations successives, en 1982 pour la Documenta VII de Kassel puis à la Biennale de Sydney, en 1983 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, enfin en 2005 à la galerie Jean Brolly à Paris. Il fut navire puis bateau de guerre qui emportait et symboliquement cachait la forme du Blackout, il est cargo dans sa dernière version et « garde » un trésor, comme un corps protège, enfouit dans sa mémoire. Sarkis insiste sur l’usage de cette matière peinte noire, industrielle, très épaisse et dense qui figure aussi l’idée de la protection. Jouant le rapport d’échelle avec la maquette du chalutier, le cargo rencontre également les échelles de mémoire des photographies d’Ara Güler. Pour Sarkis, il s’agit de créer un champ plastique, d’être moins dans une logique d’assemblage que d’invitation par association affective, historique, politique. Ainsi les photos d’Ara Güler se confrontent au Bateau Kriegsschatz et sont trace de la mise en scène éphémère de la structure emblématique de Sarkis à la galerie Jean Brolly. À l’invitation du galeriste, l’exposition « Ara Güler et Sarkis, Sevgili Istanbul » permettait aux deux artistes originaires d’Istanbul de rendre hommage à leur ville. Témoins d’une mémoire sociale de l’humanité, elles demeurent toutefois des oeuvres autonomes « sous la devise d’un mot qui renvoie le spectateur à ce que la pièce exposée a d’un “butin de guerre” : en tant qu’élément de ce “Kriegsschatz”, le fragment exposé devient une spolia, une dépouille du passé, à l’intérieur de l’édifice du présent ».

Photographe réputé, peu connu cependant du public français, Ara Güler fut pendant les années 1960 correspondant au Moyen-Orient pour Time-Life, Paris-Match et Der Stern. Après sa rencontre avec Henri Cartier-Bresson, il entre à l’agence Magnum Paris. « La photographie n’est rien d’autre que la réalité », déclare-t-il. Ces deux photographies en noir et blanc témoignent des activités qui font vivre le Bosphore : ses pêcheurs, ses travailleurs, les moyens de transport vétustes et ses mosquées en arrière-plan. L’usage du clair-obscur qui montre le quotidien en l’état, ainsi que le regard porté sur l’individu dans la collectivité rapprochent Ara Güler du cinéma néoréaliste italien : la poésie qui se dégage de ces scènes est tellement réaliste qu’elle en devient irréelle. Le Bateau Kriegsschatz rencontrant les Pêcheurs de Kumkapi a la couleur du souvenir, de la reproduction, du retour dans le passé : s’y retrouver, y pénétrer à nouveau mais pour en dégager une sensation qui redonne vie au souvenir, un lambeau de passé qui filtre à travers le blocus, le secret, le refoulé.

F.G.