Antonio Seguí

1984. Huile et acrylique sur toile, 199,5 x 199,5 cm
© ADAGP, Paris 2007
© Photo Jacques Faujour

Notice

Après des études d’art en France et en Espagne au début des années 1950, Antonio Seguí entreprend en 1957 un voyage à travers l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale. Il séjourne au Mexique où il expérimente différentes techniques de gravure, puis revient à Buenos Aires en 1961. Il représente l’Argentine à la Biennale de Paris en 1963 et s’y installe alors définitivement. L’artiste peint des toiles expressionnistes et caricaturales, avec des détails autobiographiques, à travers l’agitation urbaine.

Los Sueños de Aniseto (« Les rêves d’Aniseto ») est une œuvre carrée divisée en deux : Aniseto, stéréotype de l’homme argentin en costume et borsalino, se tient de trois quarts au centre, toisant le spectateur. Son chapeau est surmonté d’une bulle, dans laquelle des hommes, parfois plus grands que les maisons, sont cernés de noir : l’artiste reprend différentes conventions de la bande dessinée pour évoquer le rêve du personnage. Ces hommes portant costumes, cravates et pour certains chapeaux déambulent à travers une ville composée de petits pavillons de banlieue. Les femmes sont peu présentes dans l’œuvre d’Antonio Seguí. Le quartier est calme, piétonnier mais, à y regarder de plus près, le burlesque de la scène est trahi par les inquiétantes variations d’échelle et le mouvement mécanique des hommes. Les difficultés des personnages à se mouvoir rappellent celles des acteurs portant les encombrants costumes d’Oskar Schlemmer dans le Ballet triadique (1922) ou ceux de Jean Dubuffet pour les représentations de Coucou Bazar (1972-1978). Deux têtes sans corps surgissent : on ne sait si c’est pour mieux épier leurs concitoyens ou si elles sont en train de disparaître. Le tableau date de 1984, juste après la chute de la dictature en Argentine, qui a permis à Antonio Seguí de retourner dans son pays natal après un exil forcé d’une dizaine d’années. Les dénonciations et les disparitions sont au cœur de l’époque. Antonio Seguí aime l’« humour tragique » de Franz Kafka et l’angoisse face à la machine politique se retrouve dans cette foule anonyme imaginée par Aniseto. Le vocabulaire de la bande dessinée, qui semble ludique au premier abord, sous-tend une réflexion plus grave. D’autres œuvres de l’artiste font parfois appel à ce stratagème pour dénoncer sans en avoir l’air. Le tableau interroge, garde des aspects énigmatiques et renvoie au titre d’une série qui interpelle le spectateur : « À vous de faire l’histoire »…

On retrouve le même vocabulaire pictural proche de la bande dessinée et le même humour caustique dans Buenos Aires. Ce paysage urbain, constitué d’immeubles et de tours multicolores aux cheminées fumantes, est surmonté d’hommes à chapeaux démesurés traversant ou survolant la ville. Le foisonnement révèle l’agitation urbaine, accompagnée du vrombissement des voitures et des avions. Le regard se perd dans cette accumulation. L’irrationalité des rapports d’échelle entre les passants et les architectures, les automobiles et les avions, l’instabilité des immeubles penchés contribuent à créer un déséquilibre joyeux. Pourtant, les marcheurs avancent tels des automates mécaniques sous l’œil d’une sculpture en buste à un carrefour ou guidés par des « surhommes » dominant la ville. Le tableau souligne les difficultés politiques et économiques de la capitale argentine. Comme le papier journal collé et recouvert par la peinture, la liberté d’expression est bâillonnée et bafouée. Tout n’est qu’apparences et faux-semblants.

L’œuvre sur papier d’Antonio Seguí accompagne son travail de peintre et de sculpteur. On y retrouve le même graphisme rappelant la bande dessinée. Ainsi des deux hommes en costume coiffés d’un chapeau qui entourent deux sculptures en buste posées sur des colonnes tronquées dans Sans titre (1969) ; les paires de chaussures au sol renforcent le caractère énigmatique du dessin.

La vive critique politique est aussi présente dans les encres de Chine et gouaches de la série des généraux : le Général accompagné est entouré de deux bustes de femmes aux poitrines dénudées, tandis que Trois généraux montre deux militaires suivant un autre dont il ne reste plus que la tête coupée. Sur ces dessins, les généraux, vus de profil, ne sont que des grotesques dictateurs observant tout par trois yeux.

La même ironie est perceptible dans les deux scènes domestiques de février 1980 ou dans le fusain Sans titre (1981), où Antonio Seguí met en scène des disputes dont les motifs nous échappent.

Le fusain et pastel Muerte montre un homme étendu tel un gisant. Il est entouré de champs colorés : sous le corps, le noir posé sur du jaune figure un cercueil, tandis que le blanc au-dessus évoque un linceul. Avec un grand dépouillement, Antonio Seguí évoque le tragique de la condition humaine.

V.D.-L.

C’est pas beau de critiquer ?

Carte blanche au critique d’art qui nous offre un texte personnel, subjectif, amusé, distancié, poétique… critique sur l’œuvre de son choix dans la collection du MAC/VAL. C’est pas beau de critiquer ? Une collection de « commentaires » en partenariat avec l’AICA/Association internationale des Critiques d’Art.

Antonio SEGUI, Los Sueños de Aniseto, 1984

Le piéton de l’air
Yo soy señor Gustave. Avec mon feutre mou et ma moustache fine, cravaté et costumé, d’une élégance toujours irréprochable, je parcours sans cesse les surfaces multicolores. Enfin, parcourir... Chez nous, en Argentine, on ne se presse pas vraiment. Moi, je garde toujours ma dignité. Le buste droit et fixe, le corps raide, je ne fais que semblant de marcher.
Remarquez, on s’y tromperait facilement. Le senior Seguí, mon compatriote, me place souvent de profil, les jambes écartées démesurément, comme si j’allais franchir d’un seul bond un carrefour ou une rue. En réalité, je n’ai pas besoin de me déplacer. Regardez bien, vous me trouvez partout.
Chut, voilà le senior Seguí qui s’amène avec sa palette et son pinceau. Il va encore semer la confusion dans mon espace urbain, mettre la pagaille avec ses zones colorées et transparentes. De plus, il introduit ces petits bonhommes, qui me ressemblent tant et qui m’épient sans scrupules. Mais, on ne me la fait pas à moi.
Suivez mon oeil, qui, tel un radar, scrute les environs. Rien ne m’échappe dans ma ville natale. Une femme qui passe et mon regard, mine de rien, la capte immédiatement. Un étranger, au corps tronqué, debout au milieu d’un square ? Je suis au courant. Un fait divers qui se déroule de l’autre côté de la cité ? J’y accoure tout de suite.
Moi, concierge paranoïaque ?

Itzhak Goldberg

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