Annette Messager

2000
Peluches en acrylique, cordes, 300 x 540 cm.
Collection MAC/VAL,
musée d’art contemporain
du Val-de-Marne.
Acquis avec la participation
du FRAM Île-de-France.
Photo © Jacques Faujour.

Notice

Combien de vies dans celle d’Annette Messager ! Depuis le début des années 1970, au coeur de la « scène parisienne » (composée de Christian Boltanski, Sarkis, Paul-Armand Gette… artistes plutôt mâles, hormis Gina Pane, mettant en scène leurs « mythologies individuelles »), Annette Messager s’invente autant de vies qu’elle souhaite de titres, chacune lui permettant d’être autre et d’inventer différents projets artistiques. Elle inventorie pour chacune de ces « Annettes » un répertoire de gestes et de pratiques, d’attitudes et de sujets, révélant tout à la fois l’univers féminin, son code génétique et les possibles pour s’en échapper, ses désirs enfouis.

Toujours, et peut-être encore plus intimement aujourd’hui, à mesure qu’il devient plus grave, Annette Messager resserre son univers autour d’elle, « artiste messager » dans un monde de brutes. Les hommes que j’aime, les hommes que je n’aime pas réunit deux albums d’Annette Messager collectionneuse, celle qui oeuvre dans la partie atelier de son appartement, rassemble et annote des photographies. Pour des raisons justement plus propres aux hommes (raisons esthétiques, jugements hâtifs et superficiels), elle juge et déjuge ces hommes épinglés au mur dans de petits cadres noirs (de deuil ?), papillonnant, comme fiers de ce que certains pourraient qualifier d’inconstance féminine. Collectée et archivée avec méthode, cette collection de jugements péremptoires et contraires affirme le droit de la femme artiste à juger les hommes unilatéralement.

À l’occasion de son exposition rétrospective « The Messengers » à la Hayward Gallery (Londres, 2009), Annette Messager a réuni en une seule et même installation deux collections réalisées en 1972 : Collection pour trouver ma meilleure signature et Ma collection de châteaux.
Ici, plutôt que de revendiquer le droit de juger les autres, c’est son propre droit à s’inventer qu’elle interroge, contemplant et exploitant son désir de devenir et d’apparaître, comme une donnée culturelle, sexuelle, existentielle, une donnée entre envie de se fabriquer et contraintes et attendus sociaux, étapes incontournables de toute vie de femme. La signature est en effet une apparition publique de soi, une « identité graphique ». Son nom est répété sur quatre-vingt-dix feuilles.
Annette Messager se montre ici juvénile, enfantine, mutine, dure, forte, calme et posée, nerveuse… Le contrepoint en sera Comment mes amis feraient mon portrait (1972-1973). Quatre-vingts-dix « j’existe » donc, sous toutes les formes, dans tous les états ; essais de s’inventer, pour soi, mais aussi aux yeux des autres, prise en tenaille entre le voeu d’être elle-même et ce que la société attend d’une jeune fille : rêver au prince charmant en dessinant des châteaux, penser à y vivre heureuse et avoir beaucoup d’enfants. Autant d’archétypes culturels qui dessinent sur le mur un portrait-puzzle de l’artiste, monument à une jeunesse déterminée dont les modèles se déclinent dans l’autobiographie fictive des années 1970, comme dans Voyage à Venise, oeuvre à quatre mains réalisée avec Christian Boltanski, ou Le Bonheur illustré (1975- 1976).

Si Annette Messager ne dénonce pas systématiquement les pratiques et obligations féminines, elle en fait la matière première de son travail en les utilisant pour mieux les déjouer et narguer les attendus. Elle devient truqueuse et s’invite dans le monde réservé des voyeurs, devient fée ou sorcière, c’est selon, regarde sa mère et la vieillesse, pique les objets (vive la Révolution !) et des peluches, devenues dès 1998 un élément récurrent de son vocabulaire formel. Ex-voto de l’enfance, celles-ci racontent aussi la violence de cet âge de la vie : découpés, ces êtres vidés de leur kapok comme de leur âme évoquent une humanité déchirée.

Les Restes épinglent la tradition du portrait de famille en convoquant un genre bien masculin : le trophée de chasse plutôt que le bonheur domestique. Écartelés, les membres de la famille et de chaque corps animal qui, assemblés en demi-cercle, dessinent sur le mur comme un soleil. Après avoir élevé ses « petits pensionnaires » dans les années 1970, Annette Messager retrouve ici des animaux, aujourd’hui peluches et traces de l’enfance, qu’elle malmène avec violence, provoquant ainsi un sentiment de malaise. Telle une entomologiste, elle dissèque nos habitudes culturelles, interrogeant la situation de la femme mais aussi celle, plus universelle, des êtres dans le monde contemporain.

Son oeuvre, résolument singulière, voire solitaire, se déploie aujourd’hui dans l’espace, plus scénographique et parfois scénarisée, telle l’installation Casino pour le Pavillon français, Lion d’or à la Biennale de Venise en 2005. Toujours rejouant des techniques mêmes de la « tradition » féminine, elle en pique la condition comme on crucifie ce que l’on souhaite sacrifier, et paradoxalement conserver.

A.F.

Par Claire Bartoli