@2006
Vidéo, couleur, son, 25’.
Collection MAC/VAL, musée d’art contemporain du
Val-de-Marne.
Photo © Jacque Faujour.
Notice
Valérie Jouve a un sujet de prédilection, de recherche, d’enquête : la ville ou, plus précisément, l’espace urbain, avec ses zones frontières, indéterminées, périphériques. Diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie (Arles) en 1990, elle entreprend un travail personnel composé de portraits qui va être remarqué très rapidement. Ces portraits sont non conventionnels. Pas de regard frontal, pas de pose statique, les sujets sont pris en mouvement dans l’espace public de la ville. La ville et la photographie sont historiquement liées dans la modernité. Très vite, la rue est perçue comme un genre traditionnel de la photographie : « La rue est un champ d’observations et de découvertes dont l’intérêt est sans limites, les motifs de cet intérêt se renouvelant perpétuellement. […] L’observateur muni de surface sensible autant que d’humour ou de pitié y saisit sur le vif l’homme sous les espèces du passant. Ce passant, [qu’] il faut pouvoir […] prendre “nature”, polarisé par son occupation du moment, sans réaction devant l’objectif qui l’épie. »
Valérie Jouve travaille à rebours de cette tradition. Pour elle, la ville n’est pas un réservoir de surprises, de rencontres fortuites. Sa procédure de création consiste à associer ses modèles à la construction de l’image et à choisir avec eux le lieu et l’attitude. L’utilisation de la chambre photographique, qui impose un temps d’exposition long, un trépied et plusieurs minutes entre deux prises de vue, est à l’opposé de l’instantané, du clin d’œil, de l’insolite. Sans titre (avec Pierre Faure) est emblématique du travail et des paradoxes développés par l’artiste dans les années 1990. Une absence de pittoresque dans le lieu, une lumière naturelle qui vont de pair avec une photo mise en scène. Un passant dans un lieu de transit collectif, mais dont l’identité individuelle est communiquée. Un portrait qui pourrait bien aussi être un autoportrait déguisé puisque Pierre Faure est lui-même un photographe de scènes urbaines. Une partie de l’intérêt que soulèvent les premières œuvres de Valérie Jouve tient au territoire qu’elle montre : la banlieue, cette terra incognita de la ville contemporaine – cités, friches, zones de transit. Tout ce qui, semble-t-il, serait sans style parce que fonctionnel, sans identité, sans joliesse. Cet intérêt tient aussi à ses sujets : des citoyens ordinaires, mais pas anonymes, jamais anonymes, appartenant à une classe moyenne ou populaire. De ce point de vue, le travail de Valérie Jouve rejoint celui de nombreux photographes américains, dont notamment Walker Evans, qui ont toujours trouvé dans le réel et dans l’exposition sans artifice de leur société une source de nouveauté et l’occasion de construire une vision. Pour Valérie Jouve, il y a « une distinction claire entre reportage et documentaire. Alors que le reportage produit le type même de photographie qui se donne pour la réalité, l’esthétique documentaire entretient un rapport au monde plus distancié, prenant toujours en compte le spectateur en lui proposant un outil de lecture sous la forme de cette distanciation. Cela est nécessaire pour penser l’image en tant que représentation et non comme simple présentation d’une réalité. Le document ne se réduit toutefois pas à sa fonction critique, il contient aussi et surtout une forte charge poétique ».
Une des pistes de recherche de Valérie Jouve, qui la singularise parmi les photographes de la ville, est, selon ses propres termes, « Comment la figure confère-t-elle une présence à ce qui l’entoure ? » Comment un individu appréhende l’espace, se l’approprie, s’en protège, le traverse ? Ce sont traditionnellement des questions philosophiques, mais aussi chorégraphiques. Pour les philosophes de la phénoménologie, une rue n’existe pas objectivement. Elle n’existe, pour l’individu, que dans sa perception subjective, partielle, changeante. Pour de nombreux penseurs orientaux, l’ego en moins, la réflexion demeure valable : au-delà d’une apparence visible une réalité énergétique d’échange entre le corps et l’espace est à l’œuvre. Dans la danse contemporaine, cette capacité du corps à investir l’espace avec différentes intensités, à accorder une épaisseur à l’air, à utiliser sa résistance, à le transformer en des lieux aussi bien accueillants, comprimés, intimes que hostiles, ouverts, expansifs constitue la grammaire du mouvement.
L’originalité de Valérie Jouve est de chercher avec l’image fixe, et pense-t-on objective, de la photographie à rendre sensible cette dimension personnelle et subjective. Ce que l’artiste exprime ainsi : « Dans mon travail photographique, la notion de corps est centrale et elle se travaille non seulement à partir des différentes images (personnages, façades ou paysages) mais aussi entre les images, à la manière d’un montage » Cette manière de pratiquer la photographie en pensant en termes cinématographiques se retrouve dans Synopsis d’un territoire (2003). En suivant les flux d’activités et de population, Valérie Jouve s’intéresse aux différences de rythme et d’intensité du Val-de-Marne, qu’elle traduit par des photographies de tailles et de techniques différentes : des prises de vue rapides, en 24 x 36 pour les flux, des images de plus grand format, réalisées à la chambre, pour les paysages et les zones non habitées.
À l’origine une commande de dix photographies pour faire un portrait du Val-de-Marne, l’œuvre comprend au total 173 images et se décline en divers modes de présentation. Mais toutes ces présentations, y compris l’édition d’un dvd qui la montre sous forme de diaporama accompagné d’une bande-son, mettent en jeu la distance entre le photographe et son sujet, et les confrontations d’échelle entre des images très rapprochées et des grands panoramiques.
Time Is Working Around Rotterdam est un film dont le personnage est une ville. Les mouvements, les rythmes de circulation, les passages, la cadence des passants, le défilement des immeubles à travers les vitres forment les dialogues. Ils se répondent dans un jeu musical, de chants et contre-chants, thèmes, fugues et refrains. Valérie Jouve raconte : « Ce n’est pas dans l’idée de fiction ou de documentaire que je me suis posé la question du cinéma. Je pourrais parler de composition, de structure musicale des images. […] En effet, la musique permet d’aborder le réel avec des notions de pleins, de vides, de rythmes, de temporalité. » Le projet est né d’une commande : produire une œuvre autour de l’arrivée du TGV à Rotterdam. L’artiste s’en saisit pour explorer et rendre visibles les temps différents qui se superposent dans un territoire urbain. Le compositeur Philippe Cam vient souligner et amplifier les rythmes du montage image par une partition de musique électronique qui joue sur des sons proches des bruits urbains. Ce portrait éclaté, qui montre des réalités parallèles, est construit comme le récit d’une transformation, d’une accélération. Commençant par un long plan fixe au bord d’un canal, son tempo s’accélère progressivement pour finir sur des images rapides, mobiles, quasi abstraites.
Ar.B.
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