Présentation
Performeur et plasticien, Jean-Christophe Norman explore l’écriture aux quatre coins de la terre, réécrivant extraits ou totalité de romans illustres à la craie, à même le sol. Dans un projet d’écriture personnel, Grand Mekong Hotel, il relate son récent séjour à Phnom Penh, animé d’un projet fou, reproduire les plans de l’appartement parisien de Marguerite Duras sur le fleuve Mékong.
Invité par le MAC VAL, il affronte la plus haute cimaise du musée, fait corps avec cette paroi jour et nuit pour réécrire son propre récit, page à page. Par cette action de recouvrement, il immerge le visiteur dans la dimension plastique et picturale de l’écriture. Si notre première envie est de décrypter le texte, nous sommes vite confrontés à la réalité. Nous naviguons au cœur du récit, voyageons à travers les mots, dérivons parmi les pans de lignes. L’écriture est associée au temps, à l’espace, au corps et au déplacement. C’est une invitation au voyage, à l’évasion, au souvenir, d’une terre à l’autre.
Feuilles volantes de J. Emil Sennewald
Ces feuilles volantes sont publiées durant la création in situ de Terre à terre de Jean-Christophe Norman, et régulièrement actualisées. Une édition complète sera présentée lors du vernissage, le 23 juin 2017.
Vendues sur les marchés dès le XIIe siècle, les feuilles volantes ont été l’un des premiers médias de masse. Avant de prendre leur forme moderne – le tract et le manifeste – elles colportaient des histoires spectaculaires, des faits divers et curieux.
Ce projet réitère cet état d’esprit, en lien avec la démarche de l’artiste, pour rendre compte du processus de son travail.
J. Emil Sennewald
Grandes attentes.
Au début d’une montée d’envergure, on se file des lignes
J. Emil Sennewald
Un brouillard dense s’est posé au-dessus de la cime. Nous sommes au pied du mur, les yeux levés. Excités, presque fiévreux. Les promesses sont grandes, les attentes aussi. Personne ne peut voir ce qui se passe en hauteur, la main gauche devenue toute noire par l’effort, les traces laissant leur empreinte sur le corps qui les produit. Pas encore.
Les regards cachés se baladent. Arrivés spectateurs, nous devenons témoins. À la différence des petits attroupements dans les rues de New York, Tokyo, Vilnius ou Phnom Penh, nous ne pouvons pas lui adresser la parole. Pas encore. Nous sommes un public et, de ce fait, ce qui se passe se transforme en scène. Nous sommes exposés, au pied du mur, terre à terre. Préparons les lignes, rappelons l’histoire.
Au milieu de l’année 2015, Jean-Christophe Norman a eu une conversation avec Alexia Fabre, directrice du MAC VAL : « L’idée est venue naturellement, un peu comme une évidence », dit-il. Écrire le mur : « Errer – Tracer – Écrire ». Il vient de parcourir un mur à Neuchâtel, au cours d’une dizaine de jours passés au Centre Dürrenmatt. Une autre cime conquise, encourageant l’alpiniste à aller encore plus loin. Norman, un homme droit et sec aux yeux bruns habités d’un regard perçant et calme en même temps, n’a plus besoin d’autres pics. « À une époque, l’escalade était la chose centrale de ma vie. Une période de crise, puis un coma m’ont fait basculer du côté de l’art, passant de la verticalité à l’horizontalité. »
Nous sommes témoins aujourd’hui d’un autre tournant. Comme tous ceux qui l’ont vu écrire sur les sols du monde, s’inscrire sur la croûte terrestre. Un genre d’empreinte, explique-t-il. Ici, nous sommes en attente d’un horizon, cela renforce l’attrait propre au dessin. « Le texte génère des textes, les fait surgir. » Norman rappelle que le mot grec graphein signifie « faire des incisions ».
Or, lui, il ne coupe pas la surface. Plutôt faudrait-il dire, en regardant ce qu’il a fait avec l’Ulysse de James Joyce, les fins de livres de la bibliothèque de Friedrich Dürrenmatt ou les pavés comme Moby Dick, qu’il l’effleure. En recopiant le texte à la craie en une ligne continue sur l’asphalte des rues, en produisant un nouveau texte, en recouvrant d’encre de Chine puis de crayon les pages d’un livre, il faufile des lignes, fait des corps apparentés.
Le brouillard se lève un peu, donnant un aperçu de ce qui pourrait apparaître. Difficile à dire : est-ce un corps ? Une vie plongée dans le noir de l’écriture ?
« Marcher, tisser, chanter, raconter une histoire, dessiner et écrire, tous ces aspects de l’activité quotidienne de l’homme sont englobés dans la fabrication de lignes. »
Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones sensibles, 2011, p. 7
L’abîme aux pieds
Béant s’ouvre le noir pendant que l’on gravit le versant à pic
J. Emil Sennewald
La tête penchée en arrière, le doute circule comme jadis entre les camarades partant gravir le Mont Analogue (1) : sommes-nous une compagnie soudée, comme un chœur antique ? Pourtant, ce qui nous réunit se déploie devant nos yeux. « Il y aura une ligne de départ, dit Jean-Christophe Norman, là-haut, une ligne droite comme l’horizon que nous ne voyons pas. » De cette ligne part sa marche. Tantôt elle ressemble à une danse, tantôt elle insiste, devient staccato. Des lignes mouvantes, rythmées, qui oscillent.
La fréquence de leurs pics, vue d’ici-bas, en fait des vibrations. Celles-ci se réunissent, comme les liens entre nous, donnant lieu à la montée. Il faut rester à ses côtés, ne pas lâcher, jusqu’au bout. Il faudrait en parler, raconter…
Ce que semblait du brouillard se retire à la façon d’une mue, descendue par Jean-Christophe Norman. C’est une skénè, au sens de l’arrière-scène du théâtre de Dionysos, sur les flancs de l’Acropole, dans l’Athènes antique. Elle faisait écran au chœur qui y projetait ses héros, déplorait la rage des dieux. L’artiste est « prêt à bondir pour littéralement avaler l’espace ».
Écrire, c’est avaler la langue. Au Moyen Âge, les moines lisaient à haute voix : sur les parchemins, les mots n’étaient pas distingués, ils apparaissaient comme une seule ligne, d’affilée. Cela prenait la forme d’un phylactère sortant de la bouche, de ce trou noir menaçant. Impossible de dire s’il en sortait ou s’il y entrait. « De récit en récit, de fiction en fiction », un flux constant. A man of constant sorrow (2) auquel échappe ce qu’il tient dans la main. Chanté, avalé pour être recraché, pour arriver à l’oreille de l’autre.
Écoutez ! Entendez le feutre : Pshhhh-schshhh-zzzz. Puis le bruit des crayons sur les pages de l’Ulysse, que Jean-Christophe Norman recouvre de lignes. « Une pratique presque méditative, explique-t-il, une emprise du corps par l’écriture et la mémoire. » Il fait allusion à l’artiste allemande Hanne Darboven, qui déployait ses lignes comme une corde ondulante pour se tenir suspendue au-dessus du gouffre de la raison.
La méditation des moines, leurs voix, nous les retrouvons en tendant l’oreille au mouvement de la ligne. Ce qui visuellement se fond, indiscernable, se fait entendre par le souffle, haletant en montant vers le pic.
Mais quel sommet ? Alors qu’il était parti grimper, son écriture le fait descendre. Soudain, nous comprenons que cette montée ouvrira le ciel sous nos pieds. Un ciel noir, l’abîme du creux des traces.
« Lenz avançait avec indifférence, sans souci de la route, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait aucune fatigue ; il lui était seulement parfois désagréable de ne pouvoir marcher sur la tête. »
Georg Büchner, Lenz [1839], trad. fr. Auguste Dietrich, Paris, L. Westhausser, 1889. »
(1) : René Daumal, Le Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1952.
(2) : « Un homme au chagrin constant », chanté par Everett McGill qui incarne Ulysse dans le film de Joel et Ethan Coen O Brother, Where Art Thou ?, 2000.
Partant de la nuit noire
Au fond des lignes, avancer vers ce qui fait voir
J. Emil Sennewald
Alors que nous attendons devant l’échafaudage, une dame vient voir Jean-Christophe Norman : « Cela me rappelle les punitions à l’école, dit-elle, écrire comme ça, un tel exercice doit vous faire mal. » Il est vrai que sa technique d’écriture forme un corps par répétition. Je regarde le majeur de ma main droite, il y a une bosse formée par la tenue de stylos. Grimper les plus petites éminences… « Pour moi, rétorque l’artiste, c’est aussi une façon de jouer la dimension physique de l’écriture. » Autrement plus ludique que Matthew Barney dessinant, lors de ses performances Drawing Restraint, au début des années 2000, sous contrainte physique : « Je cherche à matérialiser une vision ou une idée et à les rendre visibles », sourit Jean-Christophe Norman.
Lorsque l’écriture s’impose à l’école, ce qui fait peur, ce n’est pas la punition. C’est que le noir des traits, l’abîme qu’ils creusent, se balade. Il me vient à l’esprit une expression très utilisée en Allemagne pour interdire aux enfants d’écrire n’importe où : « Narrenhände beschmieren Tisch und Wände » (1).
« Écrire ainsi, à même le mur, c’est comme ouvrir une voie sur la face d’une montagne, explique l’artiste, c’est créer une exposition au sens d’un itinéraire dangereux. » Je songe à Carolee Schneemann et à sa performance Up To And Including Her Limits. Entre 1973 et 1976, nue et suspendue par des sangles, elle dessinait jusqu’à l’épuisement, surmontant ainsi les contraintes symboliques imposées à son corps.
Je dis tout haut : « Le fait d’écrire expose des espaces. » Les autres se tournent vers moi. Après un bref silence, la parole afflue. « Dessiner l’écriture pour déjouer l’ordre symbolique, commence un jeune homme barbu, c’est broder des fantaisies sur la tunique de Nessus qui habille notre corps. » Nous le regardons tous, interdits. Si le réel était débité en tranches fines, en ce moment, on aimerait rassembler ce qui a été démembré. Une femme de grande taille, la quarantaine, hoche la tête : « Ce sont des traits communs qui présentent ce qui s’impose comme “nous”, soupire-t-elle. Logiquement, cela fait mal, mais s’intéresser à leur facture, c’est affronter ce mal par la force physique… » Un jeune en baskets et pantalon de sport, la casquette sur la tête, l’interrompt : « Le stylo est un outil, une arme ! » Le rap, certes, les graffitis, Kool Killer (2), la résistance et les soulèvements du street art.
Néanmoins, les signes ainsi produits relèvent d’un apprentissage par la peur. Or, la main qui écrit n’est pas toujours celle qui frappe.
L’artiste, lui, est gaucher. Quand il écrit, il risque d’effacer en même temps. L’acte d’écrire marque son corps, laisse des dépôts sur la tranche de sa main. On ne peut pas parler de la main sans évoquer la technique : les signes résultent d’un dessin, d’une action. Le ciel est devenu un gouffre sous nos pieds ; marchant sur la tête, nous voyageons au milieu du creux, comme sur la crête d’une montagne, le regard fixé sur nos traces. Levons les yeux. Ce qui est écrit ne l’est que parce que cela nous regarde. « Lire ce qui n’a jamais été écrit » (3) écrivait Walter Benjamin à propos du vol des oiseaux, des constellations. Et la tunique nous gratte.
« En tant qu’il adhère à mon corps comme la tunique de Nessus, le monde n’est pas seulement pour moi, mais pour tout ce qui, en lui, fait signe vers lui. »
Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969.
(1) : « Seules les mains des fous salissent des tables et des murs. » (2) : Jean Baudrillard, « Kool Killer, ou l’insurrection par les signes », dans L’Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976. (3) : Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation » [1933], dans OEuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 359-363.
Revenants
Enfin, trouvons d’autres biais !
J. Emil Sennewald
On ne peut pas parler de la main qui dessine sans évoquer l’instrument qu’elle conduit. Ce sont des livres qui accompagnent Jean-Christophe Norman. Dans ceux qu’il utilise pour recopier leur contenu sur le sol ou le mur, il prend des notes, marque l’endroit où telle ou telle page a été retranscrite. Parfois ces livres ne résistent pas, se cassent. L’artiste en conserve d’autres dans le studio qu’il habite au MAC VAL le temps de la réalisation de son œuvre. Les livres sont eux-mêmes des subjectiles : il en recouvre les pages d’encre de Chine, puis de hachures à la mine de plomb. Pour noircir les pages du Moby Dick de Herman Melville, il n’utilise pas des morceaux de graphite, qui pourraient lui faciliter la tâche. Il préfère les crayons, qu’il faut tailler. Il dessine des lignes, des hachures, mais n’épuise pas le papier comme le fait Vittorio Santoro, qui, en réécrivant la même phrase pendant des semaines, creuse la chair même du papier (1).
Jean-Christophe Norman n’incise pas. Il pose, épuise autrement. Les livres se transforment en blocs dont la minéralité évoque les livres en marbre sur certaines tombes de poètes au cimetière du Père-Lachaise. À mesure qu’il recouvre les surfaces, la mine de plomb fond dans son lit de cèdre. « Il n’y a plus de cèdres au Liban » : cette phrase que j’ai entendue à Beyrouth me revient à l’esprit.
Involontairement, je pense au Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe de Peter Eisenman à Berlin. On avance dans les allées parmi les 2 711 stèles de béton de couleur anthracite, comme la mine de plomb. Au fil de notre progression, les blocs grandissent, deviennent de plus en plus infranchissables. On aurait pu grimper dessus, mais on n’ose pas. Et quand on arrive au bout d’une allée, il est trop tard, les murs sont trop hauts, leurs parois trop glissantes. C’est ce qui rend actuel ce monument intemporel : ne pas accepter des voies prescrites, trouver d’autres chemins, d’autres biais – lorsqu’il en est encore temps.
Voir l’artiste se confronter au mur du musée, devenir son compagnon de route ouvre d’autres pistes. L’acte d’écrire et de réécrire trouble ce qui est au fond du gouffre. « Le retour à la lumière n’est pas facile, disait le spectre du roi Daréios, pour bien des causes, et parce que les dieux souterrains sont plus prompts à prendre qu’à rendre (2) ! » Dans la pièce d’Eschyle, le roi était remonté des Enfers pour témoigner de la défaite des Perses par les Grecs – une défaite non avérée : la fiction maintenait les Grecs métropolitains dans la croyance de leur supériorité.
La tâche de l’artiste n’est guère celle d’un spectre. Ni d’un esprit allant vers la lumière pour se défaire des ombres de ce qui a été pris. Aller toujours plus loin sans pour autant atteindre l’au-delà, tel est son but. Il reste lié à la matière, tributaire du terre à terre de ce qu’il parvient à incarner. « Voici une citation que j’aime beaucoup, dit-il en pointant dans un livre d’Emanuele Coccia : “Imaginer c’est devenir ce qu’on imagine » (3).
« C’est sur le tranchant de l’angoisse que nous avons à nous tenir, et c’est sur ce tranchant que j’espère vous mener plus loin la prochaine fois. » Jacques Lacan, « L’angoisse dans le filet des signifiants », dans Le Séminaire, livre X : L’angoisse [1962], Paris, Seuil, 2004.
(1) : Vergeht Vergangenheit, août 2005-mai 2007, travail textuel fondé sur le temps (22 mois), crayons sur papier.
(http://www.vittoriosantoro.info/07_archive/07-1_archive-works/works-12-1.html)
(2) : Eschyle, Les Perses, traduit par Leconte de Lisle, Paris, A. Lemerre, 1872. (https://fr.wikisource.org/wiki/Page%3ALeconte_de_Lisle_-_Eschyle_(Lemerre%2C_1872).djvu/356)
(3) : Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Payot & Rivages, « Bibliothèque Rivages », 2016.”
Vues de loin
Traverser les eaux troubles
J. Emil Sennewald
Il est parti. Aller plus loin pour se sentir plus proche de lui. Pas soudainement, ni sans prévenir. Juste avant, il avait rassemblé la plupart de ses affaires dans des sacs et dans une valise. Sans hésitation, il avançait. Lorsqu’il était présent et parcourait la paroi, son texte était étrangement absent. Maintenant, sans lui, ce mur semble loin. Sans que nous sachions pourquoi, les traces n’importent plus tellement. La surface prend le dessus. Une surface attrayante comme celle de la gravure d’Hokusai, maître de ukiyo-e, figurant une araignée qui tisse sa toile devant le mont Fuji, avec une feuille au premier plan – le regard est aspiré.
Vu de loin, le mur se réduit presque à la taille d’une feuille. Faisons-en un avion de papier, pour s’envoler. À bord de l’avion, haut dans les airs, le regard flotte au-dessus de la surface. Une feuille sans bords, sur laquelle se dessinent montagnes, forêts. Puis, moins romantiques, des villes, leurs voies et leurs zones industrielles. Vu d’en haut, ceci semble donner à lire : histoires de vies, de constructions. Un fleuve apparaît, miroitant au soleil tel un fil d’araignée. Et le regard s’attache.
Norman est allé sur les bords d’un fleuve sans rives. Un fleuve qui coule tranquillement, sans se soucier de ceux qui viennent plonger leur regard dans ses eaux noires. Il y a une barque sur ce fleuve, comme il y en a sur tous les fleuves. Ceux qui ont peur de tomber dans le noir peuvent la prendre. Leur voyage s’achèvera là. Ils se mireront, le front baissé, avec la peur de tomber dans l’abîme. Cette image, cette peur, viennent-elles du noir ? En ce cas, chaque trace dessinée, chaque creux ouvert pour s’inscrire dans le monde reproduirait ce qui pousse à le faire : la peur du noir.
Le passé est emporté par les eaux noires du fleuve de l’oubli. Y tremper le stylet pour écrire trouble ces eaux, fait appel aux revenants. On trouve le mot grec καλλίρροοκαλλίρροος (« coulant bellement (1) »), aux nombreuses voyelles et consonnes, chez Homère, chez Lucrèce et dans le contexte du Styx. Ce qui coule vers les profondeurs, dans le creux des sillons, y coule bellement – ce que signifie aussi, d’une certaine manière, le ukiyo-e. Lorsqu’il écrivait ces lignes, Norman faisait du dessin, était par le trait de sa main dans le texte. Il s’agit d’un autre dedans que celui du texte en tant que structure. Celui-ci n’a pas de bords, ne connaît pas d’en-dehors (2). Une monade textuelle des parois glissantes. Rien pour se tenir. Là, Norman trouve ces lieux fluides où la ligne devient écriture, fait corps avec la surface. Ce qui en découle offre un hors-texte. Comme l’araignée qui produit l’espace qu’elle habite (3). Soudain, on comprend que l’artiste qui écrit sur ce mur produit l’espace de son être. Un espace tenu par le sens comme l’est celui de l’araignée par ses sécrétions. Sur ce mur, lignes et signes forment un voile de larmes, pleurant la mort de l’auteur. « Retenons donc nos larmes (4) », disait Michel Foucault. L’auteur est bien vivant. Il est même revenant.
« Une autre notion, je crois, bloque le constat de disparition de l’auteur et retient en quelque sorte la pensée au bord de cet effacement ; avec subtilité, elle préserve encore l’existence de l’auteur. C’est la notion de l’écriture (5). »
Michel Foucault
(1) Voir καλλίρροοκαλλίρροος – Richard Tuttle, Formal Alphabet (1-20, A-M), Winterthur, Kunstmuseum Winterthur, 2016.
(2) Voir Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 373.
(3) Voir Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000 (4e éd.).
(4) Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, t. I, Paris, Gallimard, 1994, p. 817.
(5) Ibid., p. 795.
Au pied levé en transgression
Volte-face de l’appropriation
J. Emil Sennewald
Une atmosphère mélancolique se répand sur toute la surface du fleuve. Il semble déçu. Nous l’avons traversé sans nous en rendre compte. Nous sommes passés sur l’autre rive, avons touché l’eau, sans que cela laisse des traces signifiantes. Retirant la feuille placée sous l’écriture pour en faire un avion-origami, nous nous sommes envolés. Attends – souviens-toi de Sadako Sasaki, de ses mille grues en papier qu’elle avait entrepris de confectionner pour repousser sa mort d’une leucémie due à l’irradiation à Hiroshima. Elle est morte, mais ses grues continuent à voler en tant que symboles de paix. Tu demandes : « Faut-il mourir pour devenir symbole ? » Un autre rétorque : « De toute façon, nous, on a fait le mur. » En effet, nous sommes à nouveau devant la paroi. Mais rien n’est plus pareil. Revenu d’autres bords, l’artiste raconte. Il est allé à Hiroshima, la « large île », pour marcher et écrire. À l’écouter, la ville se transforme en figure, incantation de la bombe. Il a écrit sur le sol de la banque du Japon, un des rares bâtiments subsistants. « L’œil voit ce qui n’existe pas dans la réalité, il le matérialise, lui donne un sol pour le parcourir », explique-t-il. Il a marché, toute une nuit, dans un musée, marquait l’heure à l’aide de deux cuillères, a pris une photo de l’extérieur, comme si le jour ne se levait plus. Incarner le temps en le pliant en feuilles, en pas, en traits, c’est le faire vivre. Ici, dans ce musée, c’est aussi ce que nous faisons, d’une certaine manière. Nous plions le temps en passant devant ce mur qui se remplit et se replie, qui attire et se retire.
Depuis le début de notre existence, les lieux sont les maîtres mots. Ce sont eux qui dictent nos gestes et la plupart de nos décisions, y compris celles que nous pensons décider seuls, sans cette part extérieure, sans l’autre, sans les autres. Soudain, ce qui devenait surface par l’acte d’écrire s’est retiré. Il ne reste que les traits, formant un tissu flottant dans l’air comme un rideau ou un voile. Dès le début, il y avait du brouillard. On croyait trouver derrière ce voile un genre de vérité, du moins pouvoir toucher au réel. Il était comme celui du sanctuaire de la déesse Saïs, tant admirée par les romantiques, notamment en raison de l’interdiction de soulever ce voile. Novalis l’a identifiée comme une figuration de la nature, qui incarne tantôt la bien-aimée, tantôt une représentation de soi-même1. L’interdiction est le moteur principal du désir de surmonter sa finitude. Devenir symbole en repliant les symboles, en faisant des origamis de toutes ces couches de significations afin que le monde, si lointain, redevienne un sol à fouler. Dès le départ, cette aventure n’était qu’une suite d’appropriations. On utilise les mots de Jean-Christophe Norman comme on le fait de ceux d’autres auteurs. Nous nous servons toujours des mots des autres, dans ce monde de paroles et d’écritures. Tous les mouvements que nous avons produits ensemble, avec Jean-Christophe Norman, ne font qu’annuler ceux que nous nous apprêtions à faire. Les mots que j’écris ont le même effet. Ainsi, chaque fois que j’ajoute une chose, j’en retire une autre. Or, l’acte de retirer, le mouvement même de transgression vers la chose constitue une volte-face de l’appropriation. C’est comme un enchaînement de souvenirs qui nous portent d’un lieu à un autre et construisent ce qui devient une face à marcher.
« Le retour au livre alors est l’abandon du livre, il s’est glissé entre Dieu et Dieu, le Livre et le livre, dans l’espace neutre de la succession, dans le suspens de l’intervalle. Le retour alors ne reprend pas possession. Il ne se réapproprie pas l’origine. »
Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 430
(1) Novalis (Friedrich von Hardenberg), Les Disciples à Saïs et les Fragments, trad. Maurice Maeterlinck, Paris, José Corti, 1992. (3e édition [1895] en ligne sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k58041134/f6.image.r=.langFR)
De la neige en juin
Sous nos pieds froids une surface glissante
J. Emil Sennewald
Nous retenons notre souffle : le voile s’est levé tout seul. Effrayés, nous fermons les yeux. Qu’est-ce qui sera à voir ? Monter vers les hauteurs équivaut à descendre dans les profondeurs. Cette fois-ci, nous allons vers des régions inconnues, au pays du brouillard et de la neige. Je serre les paupières jusqu’à voir une vaste étendue blanche. Le blanc n’est pas de la lumière éblouissante, c’est un blanc reflété, celui de la neige. La peur cherche à s’emparer de moi, et, je le sens, de notre petite compagnie aussi. Les parois se réunissent autour de nous, la neige inviolée des hauts sommets, les pics éclatants, les sapins, le ravin nu, l’aigle planant parmi les nuages – tous groupés pour nous donner la paix. Un vers de Tamiki Hara retentit : « Au milieu d’un monde qui s’écroule, / La vision d’une fleur (1). » Devant moi la blancheur s’étire, m’invitant à la marche. Marcher, c’est se souvenir. Je flaire le parfum d’Issey Miyake, qui fait appel à Ulysse (2), puis un coquelicot rouge comme celui de Takada Kenzo perce sous le tapis de neige…
Je me souviens de pétales de coquelicot faits de la terre rouge de Beyrouth (3) ou encore d’un énorme champ de coquelicots sur un terril à côté d’une tour d’une cité (4). Ma mémoire se brouille, le blanc se diffuse. Que le temps passe lentement ici, où je suis entouré de glace et de neige ! Le calme est épouvantable. Mais des échos restent possibles, comme d’éventuelles relations qui pourraient se faire jour. Je regarde mes pieds gelés. Malgré les nombreuses associations de la blancheur à tout ce qui est doux, honorable et sublime, la notion la plus intime que cette couleur sécrète est d’une nature insaisissable, frappant l’esprit d’une terreur plus grande que le pourpre du sang. Au loin, je vois un point noir ; sur la plaine blanche, les empreintes de ses pas. S’approche-t-il ? S’écarte-t-il ? Je sais que Robert Walser est mort au cours d’une marche dans la neige.
Avant d’aller à Hiroshima, Jean-Christophe Norman a longtemps marché, le 26 mars 2016, dans le musée national Picasso, à Paris. « Cette longue marche, dit-il, a inauguré une série d’autres explorations autour et à l’intérieur de la vie d’un artiste qui aura su sculpter son temps. » Je le regarde, stupéfait : ce sont ses mots, il en est l’auteur (5). Pourtant, travailler les textes des autres sculpte la mort de la fonction d’auteur, cette référence fictive, souvent loin du corps qui écrit. Notre aventure m’apparaît ainsi comme un ultime effort de relier l’auteur-sujet et la fonction d’auteur. Je me demande à nouveau : pour devenir symbole, faut-il trouver la mort ? _ Il effleure de son regard la belle neige, jouant négligemment avec un crayon taillé dans sa main droite – Aïe ! trois petites gouttes de sang tombent. Bah, Blanche-Neige, enfant-symbole. Sais-tu que les frères Grimm, au moment de qualifier le noir de ses cheveux, ont hésité ? Il y avait le corbeau, l’ébène du cadre de la fenêtre, mais au tout début, il y avait le noir de la pupille – l’abîme du regard, l’espace de vision.
« Léviathan laisse derrière lui un sillage lumineux, l’abîme semble couvert d’une toison blanche.
Job. »
Herman Melville, Moby Dick, 1851
(1) Tamiki Hara, poète né en 1905 à Hiroshima, qui a survécu à la bombe atomique. Ce vers est reproduit sur une stèle de commémoration à côté du dôme de Genbaku à Hiroshima. (2) Issey Miyake, né en 1938 à Hiroshima, a commercialisé le parfum L’Eau d’Issey en 1992. (3) Latifa Echakhch, Charlie Brown’s Poppies, Beyrouth, 2011. (4) Jan Kopp et Richard Müller, La Butte aux coquelicots, Ivry-sur-Seine, 1993. (5) Le présent texte a emprunté des phrases au Grand Mekong Hotel de Jean-Christophe Norman, à Moby Dick d’Herman Melville, Frankenstein de Mary Shelley et Blanche-Neige de Jakob et Wilhelm Grimm.
Le livre s’est fendu
Pourtant remonté, on se redresse
J. Emil Sennewald
Aujourd’hui, il s’est cassé. Pas de surprise. Impossible d’embarquer Ulysse, de l’emporter aux quatre coins du monde, de le manipuler mille fois par jour, de l’exposer à l’humidité, aux regards, sans qu’il ne s’use. Il s’est fendu, en son milieu. Sur une photographie, je lis les notes de Jean-Christophe Norman, trouve le dernier mot recopié encerclé et le lieu inscrit à côté. À force de se trouver terre à terre, ce livre s’est transformé en paysage, en carte-relief, en montagne avec des crêtes et des canyons. Je pense à ce qu’il a dit un jour : « Pendant le recouvrement de Moby Dick, le livre s’est “cassé en deux” et j’ai décidé de changé d’option pour cette pièce présentée sur un des deux socles en supplément du recouvrement d’Ulysse qui, lui, tient parfaitement le coup – je l’ai d’ailleurs bientôt terminé. Pour cette pièce nouvelle, je suis rentré chez moi et j’ai arraché la dernière page de chacun des livres de fiction qui se trouvent dans ma bibliothèque personnelle. Je suis en train de recouvrir chacune de ces pages à l’encre et au crayon graphite. Tu es le premier à qui je le dis, et je pense que cette pièce aura pour titre Il ne manque plus que la fin. ». À l’époque, le geste d’arracher les pages me laissait perplexe. Un livre, cela ne se maltraite pas, ai-je appris par mes parents, puis à l’école. Pourtant, que faire quand les livres nous mettent au défi ?
Avec les autres, toujours sous l’impression du voile levé, j’attends qu’il finisse son chemin. Il s’est accroupi, devant le mur. « Un peu comme dans les rues, chuchote mon voisin, on dirait qu’il se plie à l’effort. » Je hoche la tête et affirme : « On s’accroupit pour se redresser, c’est comme si on tombe, mais en plus doux. » Mais je pense aussitôt que j’ai tort, car Jean-Christophe Norman vient de faire le contraire : il s’est baissé après s’être dressé à la verticale, il a dû s’accroupir, pour suivre les fluctuations de son écriture. L’autre me regarde, déconcerté, puis, pointant un doigt vers le livre dans mes mains, il dit : « Et ça ? Cela ne s’est pas plié à l’effort ? » En effet, mon exemplaire aussi a craqué, en son milieu, la colle ne tient plus. Je ris. « Il faudrait plutôt dire qu’il s’est déplié, dans tous les sens ! »
Je regarde la colle qui forme une ligne jaunâtre au fond du bloc du livre fendu, bordée de deux lisières irrégulières, rythmées par les entailles du grecquage (1). Sur les pages déployées se trouve l’endroit à partir duquel Jean-Christophe Norman a commencé à écrire sans ponctuation. C’est loin de la fin du livre, ces phrases devraient se trouver quelque part au milieu du mur. Je lève le regard, je cherche : « […] en marche les histoires s’écrivent toutes seules pendant la nuit rien d’autre ne se passe des jours et des jours pendant des nuits entières j’ai couvert de longues distances […]. » L’autre jour, il m’a parlé d’une écriture sans retour à la ligne. Il a cité Proust pour expliquer cette idée d’écrire sans jamais s’arrêter, une seule longue ligne. Je cherche encore : « […] j’aurais aimé m’endormir d’un bloc mais ça n’arrive plus depuis des années […]. » Je connais mal Proust. Et je n’ai pas bien entendu ce qu’il disait, pensant qu’il parlait d’une ligne sans retour, ce que je trouvais assez poétique. Mais aussi assez inquiétant.
(1) : Étape du processus de reliure.
« En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. » Franz Kafka, lettre à Oskar Pollak, janvier 1904, dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984.
http://editions-hache.com/kafka/kafka1.html
Exposé en galerie
Sans s’en douter, on a envie de pleurer, un peu
J. Emil Sennewald
Je suis seul dans la salle. Sa blancheur amplifie la solitude. Il a fini et s’en est allé, me disant : « Tu as de la chance, tu vas découvrir l’écriture à nu avant moi. » À nu… Des réverbérations de la lumière modulent mon regard, telle la chaleur ascendante sur une route en été, qui transforme la ligne d’horizon en bande de fréquences. Dans le lointain, de la musique. La tête en arrière, je re-garde les signes parsemés sur la paroi, pareils à des hiéroglyphes moirés qui inviteraient à un retour dans le passé. Tandis que le silence devient déran-geant, je lis en murmurant, comme un moine : « […] l’origine l’ancien temps revient souvent et sans prévenir qu’il fasse nuit ou qu’il fasse jour jusqu’à trois heures ou dès l’aube rien n’est prévisible je sens un léger souffle d’air […]. »
Soudain, je sens l’air effleurer ma peau, mes poils se hérissent. Rien n’est pré-visible. C’est pour cela que nous avons besoin de lignes. Des fils qui tiennent, des fils qui lient – il n’est pas anodin que ce mot désigne aussi les descendants masculins. La fraternité, corde de rattachement à la République, dit le lien avec un terme excluant. L’Iliade raconte des sœurs Clotho la Fileuse, Lachésis la Répartitrice et Atropos l’Implacable qu’elles sont des Moires, déesses du destin, tandis que l’Odyssée souligne leur rôle de fileuses. Ce que ces femmes filent, c’est une ligne qui défile continûment du rouet, une ligne sans retour. Pas des fils, une seule ligne, infinie, mais qui peut être coupée à tout moment.
Dans le musée, face au texte, je me sens dénudé, comme si on avait défait mes vêtements pour en faire le texte qui se propose de m’enrober. Je pense à la nouvelle « Le spectateur de la galerie », de Franz Kafka, dont chacune des deux parties ne comprend qu’une seule phrase. On s’use en la lisant et, à la fin, on « pleure sans s’en douter (1) ». Ici, personne n’a enfin lancé le « halte » pendant que Jean-Christophe Norman poursuivait indéfiniment son parcours dans le futur gris qui ne cessait de s’ouvrir devant lui. N’oublions pas : ce qui est à lire, ce sont ses mots, Jean-Christophe Norman en est l’auteur. Pourtant, quel auteur ? En tant qu’artiste, il se produit aux bords du texte, à l’endroit où la mort de l’auteur, de cette fiction souvent éloignée du sujet qui écrit, est remise en jeu. Les fils qui tiennent…
L’aventure que nous avons entreprise ensemble était d’une certaine manière un ultime effort pour relier l’auteur-sujet et la fonction de l’auteur. Pourtant, celle-ci s’échappe quand on avance sur la ligne qui se défile. Seul devant le mur, je crie : « Il faut que tu racontes ! » Et tu réponds : « Bien sûr que je vais le faire ! Ça va revenir. Mais, peut-être qu’après tant de mots ou comme lorsque l’on redescend de la montagne, certains mots sont restés en haut, d’autres se sont perdus. »
« Cette responsabilité d’actes que nous n’avons pas commis, cette façon d’endosser les conséquences d’actes dont nous sommes entièrement inno-cents, est le prix à payer parce que nous ne vivons pas seuls, mais parmi d’autres hommes, et que la faculté d’agir, qui est après tout la faculté politique par excellence, ne peut s’accomplir que dans l’une des nombreuses et diverses formes de la communauté humaine. »
Hannah Arendt, « La responsabilité collective », dans Ontologie et politique, Paris, Tierce, 1989, p. 175-184.
(1) : Franz Kafka, « Le spectateur de la galerie », dans Œuvres complètes, t. II, trad. Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980. (https://krotchka.wordpress.com/2009/05/21/le-spectateur-de-la-galerie)
Devantures
Une dernière rencontre avant de partir
J. Emil Sennewald
Je viens seul, à nouveau, mais je ne le reste pas cette fois-ci : un Chinois entre avec moi, portant, tel un touriste, un chapeau de pêcheur, il se déplace comme moi dans la salle, avance vers le mur, prend une photo de près (ainsi que je l’ai fait auparavant), puis continue, l’air joyeux et pourtant pas très rassuré : les sourcils froncés, il semble scruter le sol, regarder dans les coins et recoins. Mais je n’y prête plus trop attention car, accroupi devant la paroi, je tente de déchiffrer les derniers mots écrits en bas à droite, c’est très difficile car ils sont coupés comme si du ruban adhésif les masquait en partie, je parviens néanmoins à lire « esthétique », « une image suffisamment précise », « qu’ils ont pu informer à »… Je me relève, le visiteur continue à traverser la salle, nos regards se croisent au-dessus d’un parquet qui brille telle une mer plate ; pour dire l’étrangeté, Jean-Christophe, tu as cité Le Navire de bois de Hans Henny Jahnn, roman que tu avais aussi réécrit : « Par temps calme, le navire a disparu de la surface de la mer » – peut-être cet homme est-il plutôt originaire du Japon, me dis-je après avoir vu Ojos, ton œuvre qui me paraît représenter le groupe d’aventuriers que nous étions initialement –, j’avance vers les deux grandes feuilles à l’autre bout de la salle : « Au cœur des ténèbres, 2010 », dit le cartel ; parcourant l’ensemble, je ne cherche pas à lire ce qui se tend comme un chiffon de signes – je pense au chiffonnier de Walter Benjamin, et lance un regard rapide par-dessus mon épaule –, puis je m’accroche sur « Fuji » ; stupéfait, je reprends ma lecture au début de la ligne, progresse lentement, arceau par arceau : ce n’est pas « Fuji », il y a des pèlerins avant, sur un pont, je ne distingue pas ce qu’ils font… ah si, ils sortent leurs « fusils » – donc, pas de montagne, mais je suis content que les fusils prennent dans cette salle un air de mont Fuji ; je détache mon regard du texte, le visiteur est près de moi, devant les feuilles volantes accrochées au mur – il vient d’en prendre une, l’agite dans ma direction, souriant, comme s’il m’adressait une certaine reconnaissance ; ce geste me laisse perplexe, je ne connais pas cet homme, impossible qu’il sache que je suis l’auteur de cette feuille ; néanmoins, je réponds par un sourire, un peu gauche, puis me retourne et avance vers le banc placé face au mur au milieu de la salle pour m’asseoir et scruter le mur, m’apercevant que la trame varie à la façon d’un paysage : les lignes sont de différentes épaisseurs, paraissent tissées à la main ; pendant ce temps, l’homme s’est assis derrière moi sur le banc, un peu plus loin du mur, qu’il contemple tranquillement ; je reprends mon observation : les deux joints verticaux rythment le mur, rappelant le livre cassé, soudain le visiteur se lève, quitte la salle en pliant la feuille lentement alors que je le suis et, en chemin, me penche sur le livre mis à disposition sur un socle ; il ne l’a pas consulté, il disparaît derrière l’angle du mur – l’oubliant déjà, je sors mon carnet pour rédiger la dernière feuille volante, assis sur le banc au milieu de la salle, je pose mon stylo-plume doucement, tandis que la ventilation du musée renouvelle l’air et berce mes pensées.
« D’un côté, l’écrivain qui est « l’artiste de l’union » ; de l’autre, le lecteur comme occasion de provoquer, de créer de nouveaux liens et de nouveaux échanges via cette langue devenue intensément l’objet d’une dépense acharnée entre celui qui dit et celui qui lit. »
Christophe Fiat, La Ritournelle. Une anti-théorie, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, p. 14.